La Nuit des Rois met tout le monde en « trans » au Français
Le metteur en scène Thomas Ostermeier, patron incontesté de la Schaubühne de Berlin, signe sa première mise en scène à la Comédie Française en choisissant de faire exploser les « genres ». La comédie de Shakespeare devient un laboratoire festif mu par le travestissement, où anarchie et sexualité sont les maitres du jeu. Ames prudes s’abstenir.
Une star très demandée
Depuis sa nomination en 2014, Eric Ruf, l’administrateur de la Comédie Française, n’a eu de cesse de désirer sa venue. Devenue une star du théâtre mondial grâce au Festival d’Avignon où il présenté « Hamlet », «Le Songe d’une nuit d’été », « Richard III », mais aussi Ibsen et à l’Odéon « La Mouette » de Tchékhov, Thomas Ostermeier avait toujours refusé de créer dans ce « musée » de l’art dramatique français. Il le déboulonne aujourd’hui, fendant la salle en longueur avec un promontoire blanc qui part du plateau pour longer les coursives. C’est là, sur ce podium de mode tout blanc que les comédiens à moitié dénudés, façon défilé LGBT, quittent le plateau, dans un mélancolique adieu aux spectateurs auxquels ils lancent de coquines oeillades.
Mélange des genres
On l’aura compris, Ostermeier ne fait pas dans la dentelle, et c’est tant mieux car on est tenté de le suivre. De grands singes nous accueillent sur le sable blanc d’Illyrie (actuelle Albanie) où une bande de joyeux drilles festoient en permanence sous l’effet hilarant du vin. Y règne Orsino, un Duc mélancolique éperdument amoureux de la belle Olivia, une jeune et riche comtesse qui l’ignore. Survient une jeune femme, Viola, échouée dans un naufrage avec son jumeau Sébastien, qu’elle croit perdu. Sans protection, elle décide de se travestir en homme et devient le page d’Orsino, dont elle tombe amoureuse, alors que ce dernier lui demande d’intervenir en sa faveur auprès d’Olivia… laquelle est séduite par cet étrange page nommé Orsino.
Une merveilleuse machine à jouer
Shakespeare s’amuse et nous amuse comme au carnaval, en déverrouillant les conventions par une explosion du langage, en mêlant fonctions et désirs, identités et postures. C’est le désir amoureux, vibrant, impulsif et impatient, qui devient le moteur de l’intrigue, c’est autour de lui que vibrent les personnages. Quitte à oublier leur sexe, leur rang, leur position sociale. Est-ce pour cela que le metteur en scène dénude à moitié ses comédiens ? Tous apparaissent en tous cas jambes nues, en slip kangourou pour les hommes et en culotte blanche pour les filles. Seul Bruno Podalydès (Orsino) arbore une pelisse de fourrure ducale enfilée directement sur la peau. Georgia Scalliet, mystérieuse et grave Viola, se mue en garçon aux jambes longilignes et au cou de cygne, et Adeline D’Hermy, corsetée comme Madonna, arbore des cuisses voluptueuses. Elles sont toutes deux formidablement ambigües, alors que Laurent Stocker (Sir Tobby), Stéphane Vaurienne (Feste) et Christophe Montenez (Sir Andrew) nous font un cirque du diable, déjantés comme des grandes folles et lançant des blagues sur Macron.
Monteverdi chanté en direct
Pendant que Maria (Anna Cervinka) invente un stratagème pour faire chanter le bigot Malvolio incarné par Sébastien Pouderoux, qui finit en culotte jaune assailli par une pluie d’étrons, des extraits des Madrigaux guerriers et amoureux de Monteverdi, du Stabat Mater de Vivaldi ou de la Calisto de Cavalli, contemporains de Shakespeare, sont interprétés en direct par un contre-ténor accompagné d’un joueur de théorbe. La musique, céleste, intervient en contre point des situations hystériques et scabreuses qui plongent les comédiens et les spectateurs dans la folie. Malgré la virtuosité scénique de Christophe Montenez, d’une ambivalence imprévisible, elfe bondissant et dansant, malgré les prouesses athlétiques de Laurent Stocker avec son ventre cuirassé comme Obélix et la sage déraison du fou d’Olivia, Stéphane Varupenne, on aurait tendance à se lasser par trop de burlesque appuyé, de démonstration gratuite. Restent des comédiens éblouissants et le texte de Shakespeare, retraduit par Olivier Cadiot, en une prose très verte.
Hélène Kuttner
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