“La Mouette” : l’envol tchékhovien de Brigitte Jaques-Wajeman
La metteure en scène Brigitte Jaques-Wajeman, grande spécialiste de la tragédie cornélienne, plonge dans l’intimité cruelle d’Anton Tchekhov avec la traduction fluide et contemporaine de Gérard Wajcman. Autour d’une simple scène de bois brut, les comédiens sont au plus près de leurs pulsions et de leurs souffrances. Puissant et radical.
Une comédie tragique
Quand en 1886 Anton Tchekhov crée La Mouette, l’accueil du public est glacial. « Une comédie avec trois rôles de femmes et six rôles d’hommes. Quatre actes, un paysage (vue sur un lac), beaucoup de discours sur la littérature, peu d’action, cinq tonnes d’amour. Il n’y a pas besoin de sujet, dans la vie tout est mélangé. » précisait l’auteur qui déjà avait tout compris du monde moderne. Plus d’un siècle plus tard, La Mouette est la pièce de Tchekhov la plus jouée, celle que toutes les actrices rêvent d’interpréter. Brigitte Jaques a été l’une d’elle et l’a interprétée sous la direction d’Antoine Vitez. Elle dirige aujourd’hui la pièce avec des comédiens qu’elle connaît, dans un décor d’une grande élégance, une estrade de billots de bois au centre de la scène, avec à l’horizon un écran couleur du ciel, avec le miroitement des reflets d’un lac, celui de tous les possibles, celui de tous les désirs.
À la recherche de la vérité dans l’art
Dans La Mouette, il n’est question de rien d’autre que d’art, comme idéal de vie, comme idéal d’amour. La vie, prosaïque et ordinaire, doit être sublimée par l’art, par la littérature, le théâtre, la danse. L’amour pour l’art se confond avec l’amour passionnel, par la transformation charnelle qu’il opère sur les êtres. Naturellement, cette soif d’idéal artistique, amoureux, se traduit bien souvent par une grande souffrance, des frustrations et des malentendus. Deux hommes s’affrontent ici pour la même femme. Treplev, le jeune écrivain bouillonnant, et Trigorine le romancier réputé, sûr de lui, aiment tous deux Nina, une jeune actrice à qui Treplev a confié sa première pièce. Mais Trigorine est l’amant d’Arkadina, actrice célèbre et mère de Treplev, qui n’a d’intérêt que pour elle-même et pour le théâtre. Et La Mouette devient autant la pièce du jeune Treplev, Hamlet souffrant du manque de reconnaissance maternelle, que d’Arkadina, mère omnipotente et castratrice, mais aussi de Trigorine, figure de l’écrivain torturé par sa plume.
Des comédiens vibrants
Raphaël Naasz est un frémissant jeune poète délaissé par une mère égocentrique et frivole, fort bien campée par Raphaèle Bouchard. Rien de superflu, rien d’exagéré dans le jeu de ces comédiens dirigés au cordeau, alors que Pauline Bolcatto incarne une Nina spontanée et solaire et que Bertand Pazos campe un Trigorine complexe et juste. Fabien Orcier joue un poignant Sorine, fonctionnaire malgré lui, d’une humanité bouleversante, tandis que Pascal Bekkar qui joue le médecin, Thimothée Lepeltier l’instituteur, Sophie Daull Paulina, Vincent Debost et Hélène Bressiant complètent élégamment la distribution. Un spectacle en clair-obscur, attachant et subtil, aux couleurs changeantes du lac qui vient imprimer son camaïeu de bleus et de violets dans les cœurs des personnages. Comme dans la vie.
Hélène Kuttner
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