“La Grande Marée” : quand nos rêves forment le tissu de nos vies
Au Théâtre de la Bastille, dans un spectacle en forme de voyage onirique et esthétique, le créateur Simon Gauchet et ses quatre comédiens larguent les amarres en quête d’une Atlantide disparue, alors que d’immenses toiles peintes dessinent des décors d’opéra. Quand les artistes se font les archéologues de nos rêves et de nos utopies et dessinent le théâtre du monde.
Géographie imaginaire
Partant d’une expédition en radeau à la recherche de l’île d’Utopie, la société idéale imaginée par le philosophe anglais Thomas More en 1516, les acteurs du collectif et des navigateurs ont réalisé ce périple durant neuf mois en quête d’objets perdus et de rêves engloutis, à la suite de quoi, une lettre de la journaliste Brigitte Salino les met sur la piste d’un groupe d’anthropologues allemands de l’Université libre de Berlin, qui décident d’organiser un voyage vers l’Atlantide. Nous sommes à un an de la chute du Mur de Berlin et l’expédition ne verra jamais le jour. Mais le collectif saisit cette ferveur en quête de l’impossible et tente de s’en imprégner comme un carburant : ces mythes de mondes idéaux mais engloutis, recouverts d’eau de mer, ou à sec, ne nous attirent-ils pas en raison justement de ce qu’ils nous renvoient à notre propre finitude? N’est-ce pas justement cette réalisation d’une catastrophe originelle qui nous conduit à sans cesse réinventer le présent, redessiner des mythes ? Comme au théâtre, ces quêtes d’imaginaire et de mondes disparus expriment notre désir de combler un réel trop ordinaire, trop décevant. Dans « La Tempête », William Shakespeare fait dire à l’un des ses personnages « Nous sommes de l’étoffe dont sont faits les rêves, et notre petite vie est entourée de sommeil. »
Grottes marines
Eh bien justement, l’étoffe des rêves de Shakespeare, c’est celle figurée par d’immenses toiles peintes qui servaient de décor aux pièces ou aux opéras, que Simon Gauchet et Olivier Brichet, scénographes, réutilisent dans le spectacle. Les toiles sont comme des voiles, majestueuses et nostalgiques de souvenirs disparus, de mondes engloutis, que les comédiens manipulent à vue, à l’aide d’un complexe système de cordes et de poulies qui rappellent étrangement le gréement d’un navire, dessinant différents lieux, différentes époques. Géographie réelle et imaginaire, puisqu’on y voyage dans des grottes marines du Cap Fréhel, le long de la baie du Mont-Saint-Michel par grande marée, dans la Caldeira de Santorin dans la mer Egée, le long de la barre d’Etel dans le Morbihan ou à l’intérieur de la grotte de Cougnac dans le Lot, avec ses peintures préhistoriques. En bateau ou à pied, en plongeant ou en explorant comme des spéléologues, Gaël Baron, Yann Boudaud, Rémi Fortin et Cléa Laizé sont les magnifiques explorateurs et narrateurs de ces voyages, qu’ils se réapproprient au présent, sur le plateau, face à nous. Chaque récit conduit à une autre histoire de manière gigogne, et surtout à chaque instant c’est l’imaginaire du comédien, son implication créatrice, qui nous happe et nous conduit à participer au voyage, avec la complicité de l’écrivain Martin Mongin.
Des comédiens engagés
Guides de ce voyage par haute mer, mené par un metteur en scène qui se veut explorateur de nos rêves, les comédiens commencent, avec une belle sincérité, à évoquer leurs rêves, qui chaque soir différent. A défaut de se souvenir, il faut inventer, écrivent-ils avec une éponge mouillée sur le tableau noir en fond de scène. Inventer nos rêves pour se raconter des histoires, que les voiles spectaculaires déployées devant nous, le bruit des écoutilles et des manivelles, mêlées aux harmonies que l’on perçoit et aux petits films tournés en Grèce, tout cela nourrit les récits qui sont racontés avec humour et simplicité, spontanéité et bonhomie par les acteurs. Aucun ne se prend pour Ulysse, et c’est tant mieux. Mais quelle énergie, quelle capacité à se livrer tel un messager antique, puisant dans la malice la fausse naïveté d’une réplique d’adolescent. La cerise sur le gâteau, c’est la comédienne Cléa Laizé, coupe et silhouette de garçonne, qui raconte et chante même l’histoire de Mireille, l’héroïne de l’opéra de Gounod, devant la toile peinte du désert de La Crau symbolisant un Val d’Enfer en Provence. Décidément, on nage en plein romantisme.
Hélène Kuttner
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