La « Decadance » d’Ohad Naharin s’empare du Palais Garnier
Même à l’Opéra Garnier, le public se détend de plus en plus ! On aurait pu se demander comment il allait réagir, face à une troupe en pantalons de ville et en débardeurs, et un tableau tout en mouvements des mains et des bras, à l’opposé de toute élégance classique, de toute convention tutu-esque. Mais les temps changent, et Ohad Naharin va même jusqu’à offrir à ce ballet une parodie du Monsieur Loyal, tel qu’il se plaçait, il n’y a pas si longtemps encore, devant le rideau, un micro à la main, pour proscrire l’usage des appareils photo.
Dans « Decadance », ce rôle, aujourd’hui remplacé par une annonce enregistrée, ressurgit tel un running gag pour agrémenter les transitions. Et quand ce conférencier, à l’attitude stoïque au 2nd degré, demande à la salle de se lever… personne ne reste assis! Ensuite commence un jeu qui finira par voir une personne monter sur scène pour participer à un trio avec deux danseurs. Le grand bal, lui, doit attendre. Mais le moment arrivera, où chacun des trente danseurs va chercher une personne dans la salle pour une danse collective, très libre et pourtant finement orchestrée. Une master-piece participative!
Les enjeux du titre
En vérité, « Decadance » n’est pas tant une pièce qu’une sorte de cabaret dansé, composé de divers regards sur l’art d’Ohad Naharin, dans toute sa diversité, du pas de deux chargé de mélancolie ou de tendresse jusqu’aux tableaux d’ensemble où le mouvement appartient au collectif. Il faut voir « Decadance » comme une boite à outils, comme un jeu de Meccano, que Naharin se plaît à recomposer de temps à autre, en puisant dans la richesse de ses créations.
Cela explique le drôle d’anachronisme qui nous frappe à la lecture du programme de salle. « Decadence » aurait donc été créé en 2000, et serait composé d’extrait de pièces créées, elles, après 2000? En effet, c’est possible. La première de « Decadance » a effectivement eu lieu en 2000, à Tel Aviv. Et cela pour fêter les dix ans de Naharin à la tête de la Batsheva, compagnie emblématique qui se tourna, suite à l’arrivée de Naharin, du ballet vers la danse contemporaine.
Donc, le titre de « Decadance » joue subtilement avec l’idée de briser les codes du ballet, mais se réfère avant tout à une décennie (decade, en anglais) de créations du chorégraphe. Aujourd’hui, pour cette nouvelle version transmise au Ballet de l’Opéra de Paris, Naharin puise même dans deux décennies de créations, de 1992 (« Mabul ») à 2011 (« Sadeh21 »).
Un succès mondial
Naharin y voit une façon de poser de nouveaux regards sur ses propres styles et formes. C’est pourquoi « Decadance » contient d’une part certains piliers et d’autre part des pièces que peuvent changer, de transmission en transmission, à travers le monde. Avec son côté boîte à surprises, son rythme soutenu et son ambiance festive, ce programme est devenu un tube mondial, entré au répertoire de nombreuses compagnies de ballet. Et désormais aussi au Ballet de l’Opéra de Paris.
La scène la plus emblématique est la fameuse ronde tirée d’« Anaphase », pièce créée il y a vingt-cinq ans! Voilà une communauté entre tragédie et envolée collective, symbolisée par une vague on ne peut plus harmonieuse, dansée en position assise par des danseurs en costume de ville, sur un demi-cercle de chaises. On y chante l’ensorcelant « Echad Mi Yodea » et chacun enlève sa veste, son pantalon et ses chaussures, pour tout jeter sur un grand tas au centre. Oui, les trente danseurs de l’Opéra de Paris chantent sur scène, en hébreu, et c’est impressionnant!
Le Ballet de l’Opéra en terre promise
Cette scène révèle à elle seule leur souplesse et leur légèreté, puisqu’ils se prêtent au jeu avec un plaisir manifeste. Et ce plaisir se transmet à la salle. Si certains pas de deux plutôt romantiques se perdent un peu sur l’énorme plateau, on se laisse pleinement emporter par les tableaux de groupe développant un langage gestuel découlant de la fameuse technique « Gaga » de Naharin, où toutes les parties du corps se libèrent face aux autres, dans des mouvements à la fois simples et amples.
« Decadance » amène un esprit irrévérencieux qui rappelle certains passages de Jérôme Bel ou autres chorégraphes contemporains au Palais Garnier, mais lui ajoute un énorme plaisir de danser et une joie réelle de se mettre à jouer avec son propre corps. Se crée alors une vraie communauté, dans un ensemble plutôt réputé pour la concurrence entre ses interprètes. Les ateliers “Gaga” avec Naharin y ont très certainement contribué. Dans la fougue de leur jeunesse, ces trente Sujets, Coryphées ou Quadrilles savent faire tomber le quatrième mur, saisissant les propositions de Naharin en plein vol, avec gourmandise et enthousiasme.
Thomas Hahn
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