“La Dame de la mer” : à la découverte d’une œuvre puissante d’Ibsen
A la Comédie Française, dans la salle du Vieux-Colombier, la comédienne, auteure et metteure en scène Géraldine Martineau monte cette œuvre du Norvégien Henrik Ibsen qui le hisse parmi les plus grands auteurs de la fin du XIXe siècle. Dans une scénographie somptueusement végétale, une famille se déchire en raison d’un passé troublant qui ressurgit de manière énigmatique. Un mystère qui va se révéler en toute lucidité.
Tableau de famille
Nous sommes dans la propriété du Docteur Wangel, un veuf dont les deux filles, Hilde et Bolette, célèbrent aujourd’hui avec des fleurs l’anniversaire de leur mère disparue. On s’agite, on prépare un repas de fête, d’autant que deux invités, Arnholm, l’ancien professeur de Bolette, qui est resté l’ami de leur père et Lyngstrand, un jeune sculpteur atteint d’une grave maladie, sont présents également. On saura plus tard que le professeur quadragénaire a été convié pour conseiller le Docteur Wangel au sujet du comportement dépressif d’Ellida, la nouvelle épouse du médecin. Cette dernière, que l’on nomme « la dame de la mer », fuit les mondanités et le vacarme social pour se réfugier au bord du Fjord en prenant chaque jour des bains de mer.
La liberté d’une femme
Rarement un auteur aura autant décrit le sort des femmes en cette fin de 19° siècle dans l’Europe du Nord, au tournant de la modernité. Dans « Une maison de Poupée » en 1879, Ibsen décrivant déjà la sulfureuse trajectoire émancipatrice de Nora, une jeune femme enfermée dans le rôle subalterne d’une poupée. Plus tard, en 1890, ce sera au tour d’Hedda Gabler de se venger du carcan bourgeois qui l’empêche de vivre pleinement sa passion amoureuse. Entre les deux pièces, Ellida, la dame de la mer, est plus énigmatique, plus mystérieuse car mêlée au fantastique des légendes nordiques qui font émerger des sirènes et des fantômes de chevaliers errants. Géraldine Martineau a adapté la pièce et incarne cette héroïne en laissant flotter cette part de mystère et de fantastique, où les non-dits, les silences et l’humour de certaines situations sont aussi importants que les paroles échangées. Si le début du spectacle reste trop sage, avec un déroulement de scènes qui présentent simplement les personnages, la pièce prend son envol au fur et à mesure que vont s’exprimer les désirs contradictoires, les frustrations de chacun des personnages, jusqu’au bouleversant dénouement final, d’une puissante magie.
Fabriquer sa vie
Car il s’agit bien pour chacun d’eux, face aux conventions sociales et morales, de fabriquer sa vie, et de pouvoir tenter ainsi de tisser sa propre liberté. Il est évident que pour les femmes, moins instruites, et plus dépendantes économiquement de leurs maris ou de leurs pères, la tâche est bien plus ardue. Dans un espace scénique conçu par Salma Bordes, un jardin terreux plantée de bouleaux fins qui figure le dehors et le dedans, avec au fond l’horizon de la mer, Laurent Stocker est le mari qui ne comprend pas, et Benjamin Lavernhe le professeur un peu pontifiant, désarçonné lui aussi, mais qui va tomber amoureux de la fille ainée jouée par Elisa Erka. Adrien Simion, le jeune sculpteur, et Léa Lopez, la plus jeune fille, fraient aussi ensemble. Seule Ellida, campée très subtilement par Géraldine Martineau, silhouette de sirène translucide, traverse ces personnages et ces échanges avec une grâce étrange, animale, comme aimantée par le rivage marin avec son aspect inconnu et effrayant. Est-elle folle ? Hystérique ? Dépressive ? Quand survient l’Etranger, un ancien amant joué par Clément Bresson, il lui faut prendre une décision devant son mari face à l’effroi d’un déchirement. Suivre l’Etranger ou y renoncer ? A quel prix ? La pièce navigue entre réalisme et fantastique en posant magistralement les questions existentielles du choix, de l’amour et de la liberté. Ibsen nous met devant nos contradictions et notre difficulté à assumer nos choix. Pour en être pleinement responsables, femme et homme, à égalité.
Hélène Kuttner
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