La “Bérénice” ardente et synthétique de Guy Cassiers au Vieux-Colombier
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Comment parler d’amour alors qu’on en doute ? Comment aimer alors qu’on est incapable de se donner à l’autre ? Jamais auteur n’a aussi bien fait éclore les voix de la conscience amoureuse que Racine, dont le metteur en scène Guy Cassiers monte « Bérénice » avec les acteurs de la Comédie Française. Un théâtre de l’âme, synthétique et concentré sur quatre comédiens dans une scénographie organique.
Titus et Antiochus, les deux faces d’un même homme

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En offrant à l’excellent Jérémie Lopez la double casquette de Titus et d’Antiochus, et à Alexandre Pavlov les deux rôles des confidents de chacun, le Flamand Guy Cassiers, qui créa à la Comédie Française « Les Démons » de Dostoievski en 2021, revisite littérairement le chef-d’œuvre de Jean Racine. On connaissait cet artiste pour ses explorations de textes non dramatiques et d’opéras, présentés dans le monde entier, avec une maîtrise parfaite de la vidéo, du son et de l’innovation technique. Rien de filmique ici, bien que la perfection esthétique, un peu glacée, envahisse avec majesté l’espace scénique d’inspiration japonisante. Le décor est d’une folle élégance, comme en témoignent les parois coulissantes qui glissent le long des parois de béton huilé, les coursives en damier marbré de blanc, la fenêtre striée de petits carrés d’écrans où viennent s’imprimer des images virtuelles. Le cauchemar prend donc d’abord des allures de fantasme, nous sommes dans un palais impérial dont le faste, terni par le désespoir, se fondra progressivement dans des projections organiques, abstraites et envoûtantes et des lumières spectrales.
Trio amoureux impossible

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« Titus, qui aimait passionnément Bérénice, et qui même, à ce qu’on croyait, lui avait promis de l’épouser, la renvoya de Rome, malgré lui et malgré elle, dès les premiers jours de son empire. » écrivait Racine dans sa préface en 1671. Ce « malgré lui et malgré elle », si clairement exprimé par son auteur, pose parfaitement la contradiction dans laquelle vont se débattre, durant cinq actes, le nouvel empereur de Rome Titus, dont le père vient de mourir, et la reine de Palestine Bérénice, mutuellement amoureux. Titus va renvoyer Bérénice, qu’il prétend aimer, en raison de l’interdiction pour un souverain romain d’épouser une reine étrangère. Le Sénat est formel, lui rappelle son confident Paulin, effrayé de voir son protégé salir sa descendance avec une étrangère. Mais Titus est bien trop faible pour avouer à Bérénice sa rupture et délègue donc cette décision à son ami Antiochus, double inversé, qui lui aussi est amoureux depuis longtemps de la reine, et souffre en silence. Au moment de partir du palais, Antiochus est chargé de cette atroce révélation à Bérénice : Titus la répudie.
Indécision masculine

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Jérémie Lopez apparaît donc comme Janus, un homme double et doté de deux visages, mais avant tout un homme souffrant. D’un côté Antiochus, vêtu d’un long manteau de tissu moiré, saisi d’une tristesse et d’une gravité déchirante, de l’autre Titus, sans le manteau, énergique et velléitaire, autoritaire et lâche. Quand ils sont tous deux sur scène, le comédien parle à un autre acteur dans la coulisse, avec sa propre voix enregistrée. Le défi est pertinent de faire porter au même acteur les contradictions, les indécisions des deux personnages masculins qui ne cessent de se parler à eux-mêmes. Comme si le langage, outil d’expression et de communication, ne produisait en fin de compte qu’un long monologue qui isole et protège les personnages des aléas du monde. L’exercice cependant, en dépit de la virtuosité de Jérémie Lopez, peut sembler s’avérer vain et peu clair à certains moments. D’autant qu’il généralise la gente masculine, peu capable de décisions courageuses.
Une reine esseulée

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Toujours est-il que cette mise en scène a le mérite de servir le sens de l’histoire et de placer Bérénice, amoureuse éconduite, en porte-à faux-constant, dans l’entre-deux des antichambres et des couloirs que Suliane Brahim, royale et déterminée, frêle souveraine dans sa robe en drapé crème, parcourt dignement. Elle aussi, ballotée par les discours de Titus et les aveux d’Antiochus, se retrouve totalement égarée. Clotilde de Bayser, qui incarne sa confidente Phénice, dans une robe identique, la suit comme une ombre lumineuse, maternelle et gémellaire. Quant aux confidents masculins, Paulin le vindicatif et Arsace le conciliateur, sont joués par Alexandre Pavlov dans ce saisissant jeu de rôles, qui force l’attention du spectateur. D’ailleurs, le travail sophistiqué sur le son, le goutte à goutte musical qui égrène une atmosphère énigmatique, la sonorisation précise des comédiens, tout concourt à fixer la concentration des spectateurs qui assistent à un spectacle intense. La musique des alexandrins de Racine sonne parfaitement, et la puissance de son analyse, quant à la complexité de la relation amoureuse, mutuelle et libérée de toute entrave, s’avère une nouvelle fois prodigieuse. Dans l’espace scénique, une sculpture minérale vient se colorer et refléter, comme un cœur atteint, les aléas de ce déchirement passionnel comme un astre qui reflète nos émotions.
Helène Kuttner
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