“Sacré printemps !” : danse, street art et révolution
Sacré printemps ! D’Hafiz Dhaou et Aïsha M’Barek Avec Stéphanie Pignon, Johanna Mandonnet, Aïcha M’Barek, Amala Dianor, Rolando Rocha, Mohamed Toukabri et Hafiz Dhaou Création musicale d’Éric Aldéa, Ivan Chiossone, avec la participation de Sonia M’Barek Illustrations de Dominique Simon Création lumière & régie de Xavier Lazarini Du 18 au 21 mars 2015 Tarifs : de 6 à 21 € Durée : 1h Le Tarmac M° Saint-Fargeau |
Du 18 au 21 mars 2015
La nouvelle pièce d’Hafiz Dhaou et Aïsha M’Barek (Compagnie Chatha) s’inspire de leur rencontre avec Zoo Project, le street artist politiquement engagé – et assassiné. Le binôme emblématique de la scène tunisienne salue l’œuvre de ce jeune Franco-Tunisien, tel qu’il s’est inscrit dans les rues de Tunis. Rencontre. Aïsha M’Barek et Hafiz Dhaou, dans Sacré printemps !, vous installez une trentaine de figurines en noir et blanc sur le plateau, pour prolonger la création de Bilal Berrini. Qui est-il et quel était son rôle dans la révolution tunisienne? Bilal Berrini, alias Zoo Project, dessinait des gens simples, dont beaucoup de réfugiés auprès desquels il s’engageait. Au printemps 2011, il est allé à Tunis pour participer à la révolution contre Ben Ali. Là, il dessinait les martyrs du peuple en lutte. Ses portraits étaient présents dans les rues et ont été adoptés par la population, à l’instar des dessins d’Ernest Pignon-Ernest à Naples ou Alger. Comment s’est passée votre rencontre avec Zoo Project ? Quand nous avons vu ces portraits installés dans la médina ou sur l’avenue Habib Bourgiba, nous avons été bouleversés par leur présence. Et nous avons vu un jeune homme qui les démontait le soir pour les installer à un autre endroit, le lendemain. C’était Berrini ! Il nous expliqua que beaucoup de personnes lui demandaient de dessiner par exemple un frère qui avait été tué par la police. Pour lui, ces figurines étaient des camarades vivants, pas des défunts : “Je les amène aux manifestations parce que je suis convaincu que leur disparition serait la fin de nos espoirs.” Il n’avait que 23 ans. Ce n’est qu’en 2014 que nous avons appris qu’il avait été assassiné à Detroit en 2013 et que son corps était resté à la morgue pendant une année sans être identifié. Il aurait été facile de prendre en photo ses dessins et de les reproduire. Mais nous avons demandé au dessinateur Dominique Simon de créer des figurines semblables. Parmi les portraits, on trouve la jeune Égyptienne qui a été battue et violée par des soldats place Tarir, mais aussi Stéphane Hessel ou des chorégraphes qui sont importants pour nous, comme Héla Fattoumi. Danseurs inclus, nous avons au total trente-neuf personnes sur le plateau.
Vous faites donc le lien avec la France, ce qui correspond à votre vie personnelle, puisque vous vivez à Lyon depuis longtemps. Mais vos familles respectives vivent en Tunisie. Comment les Tunisiens ont-ils vécu les événements ? Il est difficile de trouver une famille dont la vie n’ait pas été bouleversée. Il y a eu beaucoup de séparations, de divorces et bien entendu aussi des morts. Cela dépasse la politique. C’est des gens eux-mêmes qu’il s’agit. Par ailleurs, cette expression de “printemps arabe” est de toute façon une invention occidentale. Pour les gens sur place, tout était très angoissant. Ce n’était pas un printemps. On avait peur d’actes de vengeance et du chaos d’après la révolution, mais bien entendu, la joie de voir la dictature chuter était immense. Que signifient les changements en Tunisie pour vous en tant qu’artistes ? Après la révolution, nous nous sommes demandé comment il nous a été possible de créer des pièces sous Ben Ali. Inconsciemment, nous avions créé des codes pour communiquer avec les gens. Notre première pièce avait pour titre Le Cachot. C’était en 2002, suite à une blessure au genou. Le sujet était la perte de la liberté de bouger. Le corps comme son propre cachot. Mais le public y a vu autre chose. Au lieu d’applaudir, ils ont tapé des pieds, comme s’ils voulaient piétiner le régime. En 2010, nous avons créé Kawa, sur un poème de Mahmoud Darwish. Cette pièce aussi était très importante pour les gens. Mais nous l’avons réellement compris après la révolution, pas avant. Aujourd’hui, il nous faut nous réinventer complètement. Nous représentons la liberté, mais aussi comment les corps des Tunisiens restent dans un état d’alerte permanent. Pendant la révolution, les gens avaient peur, mais ils ne se sont pas mis à pleurer pour autant. Par contre, c’est tout simplement inquiétant de voir que votre voisin peut péter un plomb du jour au lendemain. Cela veut dire que cette liberté soudainement conquise peut avoir l’effet d’une drogue ? Regardez donc ce qui se passe, jusqu’à aujourd’hui, quand, en Tunisie, un journaliste tend un micro à quelqu’un. Les gens se mettent à crier d’une voix très aiguë, comme pour dire d’un seul coup tout ce qu’ils n’ont pas pu dire sous la dictature. Tout était interdit, tout le temps. Et du coup, tout semble permis ! Il leur faut d’abord comprendre que leur liberté s’arrête là où elle enfreint celle des autres. Il faut d’abord définir ces limites. Tout prend du temps. Nous l’avons éprouvé par nos propres corps. Comme Sacré printemps ! est une pièce sur la révolution, nous n’arrivions plus à parler clairement, quand nous voulions expliquer quelque chose aux danseurs. Nos corps retrouvèrent cet état d’alerte permanent. Et il fallait expliquer beaucoup de choses puisque nous avons invité des danseurs de beaucoup de pays différents. Nous voulions que cette pièce puisse aussi bien faire référence à Maïdan, à Occupy, au mouvement pour la démocratie à Hong Kong ou autre. C’est pourquoi il n’y a pas de tapis de danse, que nous portons des baskets et que nous mettons une lumière orange qui rappelle l’éclairage des rues. Le titre fait référence au Sacre du printemps, mais on n’entend aucune citation de Stravinsky. La musique est arabo-andalouse ou répétitive, façon occidentale et électronique. Nous voulions des musiques qui créent un lien entre le monde arabe et l’Occident. Mais le geste musical de Stravinsky a eu une forte influence sur nos recherches gestuelles et chorégraphiques. Comme dans la chorégraphie de Nijinski, les danseurs de Sacré printemps ! forment un groupe, du début à la fin. Mais dans le Sacre du printemps, l’élue meurt pour que l’ordre millénaire puisse se perpétuer. Dans une révolution, il se passe le contraire, les gens décident eux-mêmes de leur avenir. Dans votre pièce, ils manifestent, créent des graffitis, prient et font la fête. Ils font la fête par instinct de survie, et parce qu’ils désirent une vie normale. Les gens ont dépassé leurs peurs grâce à l’humour. La Tunisie est passée par une sorte de thérapie de choc. Les assassinats du syndicaliste Chokri Belaïd et du député Mohamed Brahmi en 2013 ont réveillé beaucoup de consciences. Les gens se sont mis à manifester contre la violence islamiste. Ils ont occupé la place publique, y ont installé leurs tentes et ont fraternisé. Les gens venaient de partout pour faire la fête et manger ensemble. En faisant la fête, ils se sont détendus. C’est pourquoi le dialogue fonctionne, que la Tunisie nouvelle se définit par les urnes et que les élections restent pacifiques. [embedyt] https://www.youtube.com/watch?v=xdtBBMjRMic#t=26[/embedyt] En 2014, on n’a plus vraiment eu de nouvelles par rapport à des attaques islamistes contre des expositions d’art, par exemple. La situation se détend-elle pour de vrai ? La société civile n’a jamais reculé en Tunisie, elle n’a jamais laissé le terrain aux islamistes. Le pays est au cœur d’un processus de transformation et se pose la question du vivre-ensemble à l’avenir. C’est actuellement le sujet de nos pièces, et ce questionnement dépasse de loin le cadre de la Tunisie. Les mêmes questions se posent en Europe où des courants fondamentalistes renaissent également. Il y a peut-être plus d’attaques contre des artistes en France qu’en Tunisie. [NDLR : l’interview date de 2014, donc d’avant l’attentat contre Charlie hebdo] En Tunisie, les gens commencent à accepter que le pays a aussi besoin d’une composante artistique, ouverte et moderne. En 2011, après la victoire d’Ennahdha aux élections législatives, le pays a commencé un large débat sur le rôle de la religion dans la société tunisienne. Par contre, la religion n’a joué aucun rôle dans le mouvement citoyen révolutionnaire. Il n’y avait ni slogans en faveur ni contre l’islam. Tout portait sur Ben Ali, la liberté et le chômage. Nous espérons maintenant que l’exemple tunisien incite d’autres pays à considérer la question de l’islam de façon plus détendue. Mais nous pensons aussi qu’il prendra encore une ou deux générations avant que les Tunisiens croient vraiment en la démocratie.
[Photos © Blandine Soulage] |
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