L’Opéra Garnier secoué par les contrastes
Sehgal/Peck/Pite/Forsythe Avec le Ballet de l’Opéra National de Paris Du 26 septembre au 9 octobre 2016 Tarifs 10-110 € Durée : 2h15 Opéra Garnier: |
Cinq propositions en une folle soirée, où il y en a pour tous les goûts! On ne saurait imaginer programme plus contrasté: Du classicisme de Justin Peck au swing sur pointes de Forsythe, des images monumentales de Crystal Pite à l’iconoclaste Tino Sehgal, où les danseurs se déhanchent au milieu du public. Bravos et sifflets s’affrontent, les débats s’annoncent vifs. Paradoxalement, la proposition la plus consensuelle de la soirée est celle qui sort du cadre (de scène) plus que toutes les autres. On est bien conseillé d’arriver à l’ouverture des portes, une heure avant le début du spectacle (et donc à 18h30). Car Tino Sehgal, ce Jérôme Bel façon berlinoise, déploie une quinzaine de danseurs à travers les espaces publics du Palais Garnier. Ceux qui arrivent tôt peuvent les croiser dans leur intimité, au milieu de la Rotonde de la Lune ou de la Galerie du Glacier, où ils se tiennent debout pour s’embrasser, se lovent dans un coin, s’étalent dans une allée ou s’assoient pour chanter au milieu des passants. Un esprit hip hop n’est pas loin, rejoint par des attitudes et des développés qui prennent là des airs de demain. De l’air frais… Et Sehgal, qui vient de l’art contemporain et investit la danse comme champ plastique et expérimental, se réserve le droit de boucler la boucle en fin de soirée, par le plus énorme défi des codes jamais vu dans cette maison. On y reviendra… Justin Peck : « In Creases » Avec autant de chorégraphes qu’ici réunis pour une soirée, d’autres alimentent un festival entier! On débute par ce qu’il faut finalement considérer comme un leurre chorégraphique. Pourquoi mont(r)er ce « In Creases » de Justin Peck, qui n’aurait de sens que dans le cadre d’un hommage à Balanchine? Deux pianistes en fond de scène jouent « Four Movements for Two Pianos » de Phil Glass, une œuvre post-minimaliste si riche en changements de tempi, d’accents, de rythmes et d’ambiances qu’elle en devient aussi narrative et poétique que les partitions d’un Henri Dutilleux. Si seulement Justin Peck voulait bien se laisser inspirer de tant de richesses… Sa pièce, graphiquement impeccable, précise, harmonieuse et … sans intérêt, respire les années 1980, jusque dans les costumes. Elle colle donc à une image de Glass qui est démentie par sa musique même, composée en 2008. Un mal(-)entendu? William Forsythe : « Blake Works 1 » Sans doute « In Creases » a-t-elle été infiltrée dans cette soirée pour mieux faire retentir la modernité libératrice du chef-d’œuvre de Forsythe créée en juillet dernier: « Blake Works 1 », sur sept chansons de James Blake. Un véritable manifeste pour un ballet futur, dont nous avons déjà dit ici tout le bien qu’il représente. Sauf que lors de cette reprise quasiment immédiate, le Ballet de l’Opéra se montre encore plus au point, encore plus inspiré, encore plus entraînant. « Blake Works 1 » pourrait bien devenir la pièce emblématique d’un nouveau style à l’Opéra de Paris, et surtout de la (trop brève) ère Millepied comme Directeur de la Danse. La saison qui vient de débuter porte encore entièrement sa griffe et ce que la troupe livre sur les chansons, parfois très brèves, de James Blake résume parfaitement l’idée partagée par Millepied et Forsythe: Une exigence technique absolue, couplée avec une totale liberté d’invention et d’expression personnelle. Tous en costumes bleu ciel, les danseurs interprètent des duos suaves et des tableaux d’ensemble plus aériens que dans une publicité et sans oublier une technicité époustouflante librement revisitée par chacun(e). Même un François Alu, leader de la nouvelle génération, connu pour ses prestations athlétiques, s’y découvre une sensualité subjugante. Crystal Pite : « The Seasons’ Canon » Il n’y a que Millepied pour connaître et inviter des artistes comme le Berlinois Tino Sehgal ou la Canadienne Crystal Pite, ancienne danseuse de la compagnie de… William Forsythe! Quand elle crée pour et avec les danseurs de sa compagnie Kidd Pivot, on sent à quel point elle est imprégnée de la rigueur et de la pensée forsythiennes. Pite est une architecte de la scène qui aime à créer des œuvres totales entre danse, musique et arts visuels. Au Palais Garnier, elle saisit l’opportunité de voir large. Plus de cinquante danseurs, étoiles inclus, se fondent dans une architecture collective des corps face à un ciel sombre et nuageux. La toile gigantesque et mouvante de Jay Gower Taylor, entre peinture, art vidéo et installation lumineuse, est aussi romantique que sombre et menaçante. Serait-ce le regard de dieu qui perce les nuages? Intercalés, formant des vagues, des ponts, des montagnes, les danseurs deviennent une matière à sculpter. Ces grands ensembles de corps peuvent évoquer une mise en scène de l’Ancien Testament, un chœur de prisonniers dans un opéra de Verdi ou des esclaves dans un Peplum. Pathos et souffrance au sol… Cette ambiance contraste avec « Les Quatre Saisons » de Vivaldi, point de départ de la partition de l’Allemand Max Richter, une « recomposition analogue » faite d’un quart de Vivaldi et de trois-quarts de Richter. Crystal Pite cherche des images puissantes. Mais monumental ne veut pas dire: efficace. Le clair-obscur manque de contrastes et la chorégraphie se perd dans ses effets de masse. Pite a en effet travaillé en construisant ses images chez elle, avant de débarquer à l’Opéra. Pas étonnant alors que les mouvements sont contraints à l’extrême et qu’individualité et personnalité des interprètes deviennent les grands absents de cette fresque. Ici les danseurs ne sont que matière, et nous sommes aux antipodes du travail de Pite avec sa propre compagnie, qui a dû séduire Millepied. Tino Sehgal : « (sans titre) (2016) » Mais il reste une carte à jouer, et quelle carte! Cette soirée à Garnier, si mémorable dans ses contrastes et ses extrêmes, rebondit par une extension maximale de la zone de combat. Instruments électriques (guitare et claviers), percussions, batterie, saxophone et violoncelle investissent la fosse d’orchestre avec des airs de rock signés Ari Benjamin Meyers. « (sans titre) », et donc sans images! Les musiciens jouent dans la fosse, mais le rideau de scène ne se lève pas. Une panne technique? Non, le spectacle est dans la salle, la chorégraphie est assurée par les éclairages qui mettent en scène le public. Et puis, leur ronde lumineuse laisse la place à une chorégraphie mécanique, orchestrant levers et descentes de tous les rideaux et caches, libérant la vue sur la machinerie et, tout au fond, le Foyer de la Danse. Sehgal donne là une petite leçon à Jérôme Bel (qui est venu assister à la première) en matière de déconstruction des codes du spectacle. Quand les danseurs arrivent, sur pointes, ils ne se montrent que de dos, avant que trois d’entre eux ne glissent dans la fosse… S’ensuit une session de déhanchement d’une trentaine de danseurs répartis à tous les étages de la salle. Une partie du public y voit une incivilité et le fait savoir. Pour adoucir les émotions (et la frustration d’un dernier salut de la troupe, car il n’y a aucun salut sur scène), les danseurs donnent un dernier rendez-vous, justement là où tout avait commencé, à savoir dans le Grand Vestibule, autour des escaliers en marbre. Un peu facile, tout ça? On peut évidemment se demander s’il n’y a pas là une bonne part de démagogie. L’acte, en tout cas, marquera l’histoire de la maison. Et Millepied continue d’imprimer sa marque, alors que le public a rarement reçu autant de matière à débattre, au cours d’une soirée à l’Opéra. Thomas Hahn Photos : Julien Benhamou |
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