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Justice au théâtre de l’Œuvre : une plongée dans l’appareil judiciaire

patrick duCome 4 décembre 2018
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© Victor Tonelli

Du texte sans concession de Samantha Markowic surgissent de limpides chevauchements des voix, sorte de partition créée pour trois comédiennes. Elles évoluent dans la grisaille de la bureaucratie des palais de justice dans une entente parfaitement millimétrée. Sur la scène, tout est en noir et blanc, en gris. C’est la couleur de la justice poussiéreuse, la teinte de la lourdeur bureaucratique, c’est la coloration du lymphatisme du système judiciaire pour un réquisitoire théâtralisé contre l’injustice !

Un bureau, des chaises puis cette accumulation de classeurs, de feuillets, qui prend toute la scène en largeur comme en hauteur et forme des tas et des tas de paperasses administratives. C’est la somme des dossiers traitant des affaires en cours et cette densité a posé le décor. Cette montagne de papiers à traiter représente la saturation des magistrats et celle de la police.

Dura lex sed lex ! Mais, c’est quoi cette justice ?  

Ils sont venus, ils sont tous là : le procureur de la République, ses substituts, les magistrats, les psychiatres, les policiers, les avocats. Entre leurs mains se joue le destin de centaines de personnes dont certaines se demanderont longtemps pourquoi elles sont là. La justice manque de nuances, nous dit Samantha Markowic. Ce dramaturge (et comédienne) a choisi d’écrire un texte tout dans un seul souffle. Une pièce de théâtre résolument vivante pour parler des presque morts, pour nous dire la souffrance des êtres sous le joug, sous le poids des textes de loi. Mais la loi est dure mais c’est la loi, diriez-vous. Dura lex sed lex ! Cependant, l’effroyable machinerie que représente la justice pourrait en broyer plus d’un et ce sans beaucoup de discernement.

« Justice » plus qu’un titre, c’est un cri, c’est un coup de gueule !

La mise en scène de Salomé Lelouch est faite de surprises alors que, somme toute, il n’y a qu’un seul argument : la déconsidération ou la dépersonnalisation. Dans cette reconstitution théâtrale de l’appareil judiciaire, elle a pu éviter d’utiliser un système frontal et déclamatoire.
Sur scène, trois comédiennes (en alternance Naidra Ayadi, Océan, Fatima N’Doye ou Alix Poisson, Judith El Zein, Samantha Markowic) font vivre avec un très bon sens du rythme ce que sont les interrogatoires d’une  « justice en temps réel ». Le spectateur devient le témoin impuissant de ces audiences où il assistera au désarroi de dizaines de personnes bien désemparées. Ce sont les prévenus.

« Justice » ce n’est plus le titre de cette plongée dans l’appareil judiciaire, c’est un cri, c’est un coup de gueule que pousse Samantha Markowic. Elle nous livre la représentation de l’univers impitoyable des comparutions immédiates. Nous voilà dans le monde de ceux d’en bas comme on dit. Ils sont les « sans-dents » ainsi que sans retenue les nommait un ancien président. Ce sont celles et ceux laissés sur le bas-côté de la route, rejetés pour mille raisons. Ils ont certes commis un délit pour la loi mais ils restent les victimes d’une tromperie, ils sont les rabaissés par une institution des hommes censée être démocratique. Ils sont en fait floués et détruits par le leurre de la démocratie.

C’est contradictoire : on les interroge alors qu’ils sont déjà privés d’expression. En haut du plus haut de ces tas de dossiers se jucheront celles ou ceux qui appartiennent à une classe sociale favorisée à l’instar de ce juge ou encore de cette directrice d’une agence immobilière, très BCBG, prévenue pour discrimination raciste. En revanche, le prévenu de base est là où est sa place, c’est à dire à hauteur du plancher.

Question : la belle idée de démocratie ne s’est-elle pas enfuie puisque la parole ici n’appartient plus désormais au peuple ?

Le pouvoir judiciaire pèse des tonnes !

Il est dense, complet, ce trio de comédiennes. Comme elles ont tant de cas à régler dans l’urgence, on comprend vite que c’est bien leur rôle de jouer la saturation des magistrats et le manque de moyens de la police. Le pouvoir judiciaire pèse des tonnes ! Il y a dans la société de confrontation que nous vivons de multiples plaies dont celles que nous supportons ici, ouvertes devant nos yeux. D’humbles personnes défilent ici le plus souvent fragilisées par la vie. « Justice » nous rend témoin des gens du peuple. Gens du peuple totalement démunis devant tel substitut, eux qui la veille, juste avant d’avoir commis leur délit, leur faute, un vol parce qu’ils étaient au bout du bout ou autre scandale sur la voie publique parce qu’ils sont dépendants à l’alcool, ne pensaient pas, en leur âme et conscience, avoir fait quoique ce soit de bien grave pour mériter de crouler sous une amende impossible à payer, voire prendre le chemin direct vers la prison.

© Victor Tonelli

patrick duCome

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