Judith Davis et L’Avantage du doute, unité certaine
L’Avantage du doute est un collectif d’acteurs qui écrivent et jouent ensemble, centrés sur l’engagement politique. Leur dernier spectacle La Légende de Bornéo au Théâtre de l’Atelier parle avec acuité et humour du monde du travail. Au cinéma, on les retrouve dans un premier film intitulé Tout ce qu’il nous reste de la révolution sorti début 2019 et réalisé par Judith Davis, membre du collectif, qui réussit avec talent cette comédie politique, optimiste quoique sans concession, pertinente et burlesque.
Après vos nombreux spectacles théâtraux réalisés par le collectif, La Caverne, Grande traversée, Le bruit court que nous ne sommes plus en direct…, pourquoi êtes-vous venue au cinéma ?
Judith Davis : Il me faut revenir à mes débuts pour expliquer ce besoin de cinéma. Dès que j’ai envisagé ma profession, ce n’est pas une carrière d’actrice qui m’a motivée mais la réalisation d’un collectif. J’ai participé à un stage avec la troupe flamande Tg Stan, et c’est là que la rencontre avec Simon Bakhouche, Mélanie Bestel, Claire Dumas, Nadir Legrand et moi-même a eu lieu. Ayant des aspirations communes, nous avons alors cofondé le collectif L’Avantage du doute. À partir de là, le théâtre est devenu réellement le lieu de l’assemblée, permettant une démarche engagée qui prend en compte la théorie et la pratique, un idéal de société et la manière dont on vit le quotidien, car nous souhaitions retisser des ponts face à la société déshumanisante qui casse les chaînes de solidarité. Pour tous les membres du collectif, il est fondamental de travailler selon une base horizontale et partagée, cela dans un espace théâtral car au théâtre nous sommes face à une communauté, à une collectivité provisoire, et nous y proposons des spectacles dont les coutures sont apparentes pour que le public complète la dramaturgie à travers ses propres réflexions. Mais avec notre premier spectacle qui interrogeait l’héritage de 68, j’ai senti que j’étais réticente à parler de ce sujet parce que je viens d’une famille très impliquée et je me sentais encombrée. Puis, très vite, j’ai compris à quel point ce détour par 68 pour comprendre le présent était important et combien je n’en avais pas fini quant à mon bagage personnel entremêlé à ma vision politique. À ce moment-là a commencé à naître en moi le besoin d’un sillon cinématographique plus intime me permettant de passer au Je, non pas en tant que toute-puissance, mais pour prolonger certaines questions que je n’avais pas pu intégrer dans la pièce.
Concrètement, comment avez-vous appréhendé la réalisation du film ?
J.D. : Tout d’abord, il faut savoir que j’ai mis huit ans à le faire ! Mais concrètement, au début de ma carrière, pour gagner ma vie, j’avais beaucoup été sur les plateaux en tant qu’actrice, j’avais donc beaucoup observé et appris en voyant les tournages.
Pour l’écriture du scénario, j’ai été accompagnée par Cécile Vargaftig et, quant au thème, j’ai déroulé le fil du spectacle théâtral qui portait le même titre et que nous avions tous réalisé ensemble. J’ai notamment eu envie de développer le thème des deux sœurs qui prennent des chemins différents, car c’est une manière d’explorer les dilemmes qui nous traversent quotidiennement, la famille étant l’incarnation explosive des déchirements que nous rencontrons chaque jour dans des champs multiples.
Moi-même ayant des parents très engagés qui remettaient en question la valeur famille alors qu’ils en avaient fondé une, j’étais déjà au cœur d’un dilemme très fort qui a forgé mes convictions. Je me retrouve dans le personnage central d’Angèle qui est moi en pire, car elle ne rit pas d’elle-même. Puis, techniquement, j’ai utilisé le découpage au cinéma comme un outil de jeu. Je ne me suis pas imposé de langage unique formel. Tout comme l’époque nous contraint à nous engager sur tous les fronts car nous assistons à un effritement général, il me semblait intéressant d’adapter une forme à l’image de ce qui nous environne, donc une forme multiple, chimérique et burlesque, avec une idée menée tambour battant puis des ellipses et des tempos différents. J’ai adoré faire ce film.
Néanmoins, vous vous êtes d’abord orientée vers la philosophie, est-ce à dire que vous hésitiez entre plusieurs voies ?
J.D. : Comme tous les jeunes, après mon baccalauréat, j’étais très angoissée et j’étais partagée entre l’injonction de la société qui nous demande de choisir des études et la décontraction de mon père qui me disait tout simplement d’être moi-même. Je sentais que j’avais des idées mais je ne savais pas trop comment les appliquer. J’avais l’obsession de me former, j’ai donc pris plusieurs chemins, même un passage par une école d’architecture où j’ai passé quatre mois. La philosophie m’a énormément intéressée et là j’ai terminé mon cursus. Puis, alors que je prenais des cours de théâtre, l’idée du collectif est devenue évidente à travers les rencontres.
Comment traitez-vous l’actualité par rapport à votre démarche d’engagement ?
J.D. : On est en prise directe avec notre société mais on ne peut pas être en prise directe avec les événements. Nous travaillons à cinq, sans chef et en tâtonnant tous ensemble. Nous sommes plutôt dégoûtés par les réactions immédiates qu’adoptent les médias. Donc nous, à l’inverse, nous prenons le temps de réfléchir, sans figer les événements dans des commentaires rapides, ce qui ne veut pas dire qu’on ne se positionne pas. Faire le pari de l’intelligence, c’est forcément faire le pari de la lenteur. Le problème, c’est que le fascisme balance des phrases de bon sens commun à la va-vite qui rendent inaudibles la réflexion, le langage lui-même étant attaqué par le système, nos mots et notre imaginaire étant vendus. Nous débattons de toutes les questions d’aujourd’hui, par exemple patriarcat et capitalisme, aliénation au travail, servitude volontaire, capitalisme destructeur… Je ne suis pas naïve concernant les effets réels de nos spectacles, mais après les représentations nous passons beaucoup de temps à débattre avec le public ou tout simplement à discuter avec des spectateurs sur le trottoir. Après le film, je suis allée sur des lieux de travail, dans des lieux d’urgence, à la rencontre de tous les publics. Nous passons par l’émotion et toujours par l’humour pour donner l’envie aux gens de dialoguer et faire comprendre que dans notre système il n’y a quasiment pas de profitants, hormis un minuscule pourcentage de la population, et c’est pour cela que tout le monde doit débattre et s’emparer collectivement de la remise en question politique.
Dans vos spectacles et le film, vous laissez une belle part à la poésie. Elle s’inscrit dans votre démarche ?
J.D. : Tout s’imbrique. J’ai fait le choix de m’engager à travers le théâtre et le cinéma, ce biais intègre ses propres langages et va toucher le public avec ses propres moyens. Au final, rien n’a de sens dans mon travail si je ne propose pas un dialogue avec la société dans laquelle je vis, c’est ma part de contribution au monde qui m’entoure. Sans vouloir parler à leur place, je peux avancer que cette idée est valable pour tout le collectif L’Avantage du doute. Il est capital pour nous tous d’être compris en tant que collectif. Il n’y a pas un auteur ou un metteur en scène, il y a nous tous. Cela demande un regard particulier, qui sort des cases habituelles et exclut une signature individuelle.
Propos recueillis par Émilie Darlier-Bournat
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