Jacques Weber : le paradoxe du comédien
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Jouer pour Jacques Weber est plus qu’un métier, plus encore qu’un art, c’est toute une vie. Monstre sacré du théâtre français jouant et déjouant les grands classiques. Héros discret ne cherchant pas à briller à la lumière de ses engagements humanitaires et politiques. Animal spéculaire éclipsant le reflet de l’intellectuel au profit du réfléchissement de ses intuitions sensibles. Être impulsif répondant à la pulsion de la scène, préférant se jeter au centre de l’arène plutôt que de se retourner, contemplatif, sur le chemin de sa carrière prolifique tant au théâtre qu’au cinéma. Présence excessive débordant le champ de l’image, Jacques Weber est un homme qui, en marge du royaume de la représentation, ne joue pas la comédie.
Acteur né Spontanément ouvert au monde du spectacle et déjà remarquablement doué, le jeune Weber, encore adolescent, monte des pièces de théâtre dans le quartier de la place des Ternes, fréquente les couloirs de la Comédie Française et s’inscrit avec son camarade du Lycée Carnot, Francis Huster, au Conservatoire municipal du XVIIème arrondissement de Paris. Il y rencontre son premier maître, le professeur François Florent qui ouvrira les classes du désormais très célèbre cours du même nom quatre ans plus tard en 1967.
L’évidence corrélée à l’insolence de son talent lui permet d’obtenir la première place au concours d’entrée du Conservatoire National d’Art dramatique en 1969. Le jeune comédien qui n’a jamais connu le plaisir des récompenses en classe remporte à l’âge de 22 ans, à sa sortie du Conservatoire, le premier prix d’excellence à l’unanimité du jury. Un privilège rare et prometteur qui, telle une magnifique sanction de l’histoire, vient désamorcer la marche forcée sinon tourmentée de l’élève en retard sur le chemin de l’école pour en distordre les rouages secrets et projeter au devant de lui l’horizon d’une formidable échappée.
Le théâtre et son double Et pourtant, comme s’il traînait encore dans sa besace d’éternel gamin la mauvaise conscience du cancre, Jacques Weber est le dernier à comprendre les raisons d’un tel triomphe et le premier à ne pas en revenir : « J’arrive au concours et j’écrase tout. Le choc ! ». Après quelques premiers tournages pour le cinéma – parmi lesquels Raphaël ou le débauché de Michel Deville en 1971 et État de siège de Costa-Gavras en 1973 – et déjà certains grands rôles au théâtre – il interprète le personnage de Raskolnikof dans Crime et châtiment mis en scène par Robert Hossein -, le comédien toujours incrédule se juge sévèrement : « Je me suis senti mauvais, j’étais bloqué. Les autres acteurs – je pense notamment à Villeret, Balmer ou encore Chesnais – avaient un talent d’originalité que je ne possédais pas ». Intimement convaincu de ne pas appartenir à la race des « acteurs nus », confie-t-il en reprenant trait pour trait la fulgurance de Truffaut, Jacques Weber se débarrasse difficilement de ce vague sentiment d’imposture qui s’insinue constamment entre lui et le miroir de ses représentations.
En dépit du talent inouï que lui reconnaissent unanimement les critiques et les professionnels du métier, sans compter le succès grandissant qu’il rencontre avec son public, l’acteur seul face à ses doutes cultive le complexe d’infériorité : « J’avais le profond sentiment que tout le monde était toujours beaucoup plus génial que moi ». De cette image déformée par le souvenir de l’enfant dyslexique qu’il était, Jacques Weber retient la trace et porte encore les stigmates : « L’inconfiance est encore l’état qui me caractérise le mieux ». Pourtant, la force spectaculaire avec laquelle le comédien s’impose sur scène et le tempérament singulier avec lequel il s’ingénie à bouder les voies institutionnelles pour leur préférer des chemins plus hasardeux – il décline l’offre que lui fait Pierre Dux à la Comédie Française pour se risquer à l’aventure de la compagnie dramatique dirigée par Robert Hossein à la Maison de la Culture de Reims en 1971 – sont déjà les indices de l’éclosion d’un grand acteur.
Sensualisme radical
Sur scène, Jacques Weber donne corps à ses intuitions et forme à ses rêves. Infiniment sensible à la musique des mots et à l’architecture du sens, l’acteur ménage chaque attaque de consonne. Il faut, lance-t-il avec un air de défi, s’appliquer à « remuscler la langue », en charpenter la syntaxe, en remodeler le verbe, en caresser les inflexions. Une gamme exigeante déclinant les talents de l’acteur et décomposant une partition où le corps, instrument virtuose, s’engage tout entier pour l’articulation d’une pensée. Habile artisan et fin tisseur des mots, s’efforçant à tout rompre d’en retendre la texture textuelle et d’en ranimer la trame poétique, l’acteur étreint le verbe jusqu’à éclosion du sentiment et dérèglement du sens.
Essentiellement aérien et terrestre, rêveur et sensuel, sur scène Jacques Weber épouse la courbe de ses intuitions, intimement acquis à l’expérience que c’est au fond à l’épreuve du sentir que s’éprouve le penser. Enchevêtrement de l’un dans l’autre, c’est dans la région des sens, du sens que tout se joue pour lui : « Mon rapport à la pensée est avant tout sensuel ; les mots, le rythme sont sensuels ». Ce n’est donc pas ailleurs que dans le déploiement de la sensibilité filée par l’intuition qu’affleure l’idée du jeu et que s’ouvre pour l’acteur l’espace scénique de la signification : « tout commence par une caresse ».
Vertige du sens Avant d’être remarqué au cinéma pour son interprétation du Comte de Guiche dans Cyrano de Bergerac réalisé par Jean-Paul Rappeneau en 1989 et d’être récompensé deux ans plus tard à cet égard par le césar du meilleur second rôle masculin en 1991, Jacques Weber connaît un succès retentissant au Théâtre Mogador en incarnant le personnage de Cyrano lui-même dans la mise en scène de Jérôme Savary en 1983. La critique et le public, unanimes, célèbrent de concert le triomphe éclatant de l’acteur alors couvert d’éloges, « du jamais vu ! » admet-il lui-même. Un rôle capital qui est pour lui l’occasion de réaliser un rêve d’enfant, « de l’exécuter à proprement parler, de le tuer d’une certaine façon… ». Un rêve qui dans le mouvement même de son accomplissement, dans le geste brutal de sa mise à exécution, vire au cauchemar, le comédien s’abîmant dans l’ivresse du jeu jusqu’à épuisement du corps et extinction de la voix : « Tout s’est disloqué. Je ne contrôlais plus ce qui se passait dans la machine, le cerveau hésitait ».
Phénomène impensable en réponse à un impensé commandé par une destination s’achevant à la croisée d’un double désir d’enfant – la même année, Jacques Weber accueille la naissance de son premier fils. Une « phobie vocale » qui sanctionne l’histoire en sectionnant la corde sensible, laissant alors l’acteur, submergé par une émotion à la puissance étourdissante, sans voix. Réaction violente du corps en réponse à la violence même du sentiment. Dramatisation stupéfiante de la gravité physique qu’engage toujours à l’avant-scène la valse improvisée du jeu. Jacques Weber s’y expose mais s’y soigne aussi. Le théâtre est pour lui le lieu vivant et l’espace vital d’un dialogue permanent entre l’intuition et l’acte, le sauvage et le construit : l’occasion d’une traversée croisant les essences brutes et savantes dans le contrechamp de l’institution, un contre-dispositif lui permettant de s’installer dans une certaine précarité du jeu, là où précisément tout se joue, où tout est encore et toujours à jouer, sans vanité ni artifice. Jeté dans l’intervalle du décentrement, seul en scène, cherchant le déséquilibre, se sacrifiant, jusqu’à s’en étourdir, au vertige, Jacques Weber, ne dérivant jamais du tracé muet de ses intuitions, toujours à l’écoute des battements du ventre de la langue, puise dans cet espace transitoire les ressources de son jeu, convertissant alors l’acte pur en art achevé, oeuvrant non plus seulement à la mise en scène de la vie mais à sa mise au monde.
Nora Monnet
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Lire aussi la critique de « Seul en scène » sur Artistik Rezo.
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