“Jacques de Bascher” et “Zola l’infréquentable” : deux pépites à découvrir au Théâtre de la Contrescarpe
Deux spectacles, que l’on peut éventuellement voir à la suite, mettent en scène des personnages de l’ombre et de la lumière. Le premier était un dandy, compagnon du couturier Karl Lagerfeld et amant d’Yves Saint Laurent à partir des années 70, personnage sulfureux auquel le comédien Gabriel Marc dédie un texte puissant qu’il interprète avec un engagement sans faille. Le second est un écrivain célèbre pris dans l’étau politique de “L’affaire Dreyfus” qui déchira la France au tournant du XXe siècle et dont le polémiste Léon Daudet, représentant la face conservatrice et antisémite, sera l’interlocuteur. Deux textes brûlants qui nous parlent d’une époque et de personnages fascinants, incarnés par trois superbes acteurs.
Jacques de Bascher : héros tragique
Le couturier Karl Lagerfeld a avoué n’avoir eu qu’un seul amour dans la vie, c’était Jacques de Bascher, un jeune homme beau, intelligent, élégant et très malin, qui fut durant des années sa muse sans qu’ils aient aucune relation charnelle entre eux. Jacques, issu d’une famille française aristocratique, réalise rapidement que sa beauté, son charme, pouvaient lui procurer de l’ascendant sur les autres. Dans les années de folle liberté et et de jouissance matérielle que furent celles de la fin des années 70, jusqu’à l’arrivée du SIDA qui colorera de noir cette période, il saura se frayer une trajectoire hautement romanesque dans le milieu de la mode et de la jet-set, imposant une beauté de dandy assumée jusque dans les détails les plus extravagants, jouant de son magnétisme et de son goût pour les aventures sexuelles.
Le jeune Yves Saint Laurent, protégé de l’homme d’affaires Pierre Bergé, sera son amant de cœur et ils partageront, avec d’autres, la soif des drogues à la mode. L’addition qu’il en paiera sera tragique. Non seulement en raison du mépris et de la jalousie que cet oisif jouisseur inspirera, notamment à Pierre Bergé, mais surtout à cause du virus fatal du SIDA qui mettra fin à sa vie en 1989, à l’âge de 38 ans. Dans un décor subtilement éclairé de noir et d’or, reflet de cette période luxuriante, le jeune comédien Gabriel Marc, vêtu d’un élégant costume de lin crème, campe son héros avec une assurance parfaite. Dirigé finement par sa metteure en scène Guila Braoudé, il passe d’un personnage à un autre, du Flore au Palace, avec la rapidité de l’éclair, comme dans un film.
Loulou de la Falaise, Inès de la Fressange, le strict Lagerfeld et le romanesque Saint Laurent y sont brossés d’une plume alerte, au fil de monologues dialogués, avec lui-même ou avec les autres, qu’il enregistre sur des cassettes pour laisser une trace. C’est en réalité toute une époque, que nous voyons défiler à travers ce dandy de la modernité, avec ses paradoxes et son libertinage, son goût du fric et du sexe, mais aussi son exigence vestimentaire de style et de beauté, symboles d’une esthétique de l’élégance française. Un spectacle fort et captivant, aussi puissant par son texte que par son interprétation.
Zola l’infréquentable : la vérité en marche
Devant nous, deux hommes qui s’estiment en apparence, mais dont les convictions politiques et humaines sont à l’opposé. Emile Zola, chef de file des écrivains naturalistes, auteur de la fameuse saga des Rougon-Macquart, une vingtaine de romans écrits sur une période de plus de vingt ans qui personnifient de manière scientifique l’époque de l’Empire, inspirés par La Comédie humaine de Balzac, se tient face à Léon Daudet, fils de l’écrivain Alphonse Daudet, journaliste caustique et polémiste, auteur d’articles violemment nationalistes et antisémites qu’il signe dans La Libre Parole d’Edouard Drumont, avant de rejoindre l’extrême-droite en créant avec Charles Maurras l’Action Française.
Nous sommes le 5 janvier 1895 et comme à son habitude, Zola vient dîner chez son ami Daudet, alors que ce dernier vient juste d’assister à la dégradation militaire du Capitaine Dreyfus dans la cour de l’Ecole Militaire, accusé par l’Armée Française de “haute trahison” en faveur de l’ennemi prussien. De cet événement tragique qu’il raconte avec des détails scabreux à Zola, il fera dès ce soir un compte-rendu vengeur, stigmatisant l’horreur et l’évidence de la trahison de “ce Juif” issu d’une race honnie par la société française, qui doit paraître le lendemain dans Le Figaro. De cette rencontre entre deux intellectuels influents, l’auteur Didier Caron écrit et met en scène une pièce puissante et lumineuse, fort bien documentée, sur la passe d’armes à laquelle vont se livrer les deux hommes, dans une langue française admirable et des arguments parfois trempés dans le fiel le plus odieux. Une joute oratoire qui était le sel de cette IIIe République secouée par les scandales et la furieuse montée de l’extrême droite attisée par l’antagonisme franco-allemand.
Pierre Azéma, qui incarne Emile Zola, et Bruno Paviot qui campe Daudet, sont formidables de clarté et de sobriété. Dans des costumes parfaitement taillés, ils incarnent avec naturel les contradictions et les batailles idéologiques qui divisaient la société, hérissée par les opportunismes des uns et l’intérêt économique des autres. Ce qu’il y a de formidable dans cette confrontation toujours polie, c’est qu’à aucun moment le texte ne devient caricatural ou manichéen. Zola y apparaît soucieux avant tout de vérité – il est avant tout un journaliste – et s’accroche à un devoir de justice et d’honnêteté intellectuelle avant tout. Lui, le fils d’immigré italien, qui revendique de faire parler le peuple dans Germinal ou L’Assommoir, ne prend connaissance de l’affaire Dreyfus que tard. Il avoue son ignorance, qu’il compense par l’ardeur avec laquelle il se lance à corps perdu dans une quête de justice avec son article J’accuse , un réquisitoire d’une violence inouïe contre l’armée et l’État français coupable d’avoir assassiné l’innocent Dreyfus.
De son côté, le Daudet de Bruno Paviot est sirupeux et pervers à souhait, mais surtout reconnaît avec justesse représenter la majeure partie d’une société qui considère Zola comme un étranger, un pacifiste imbécile et un auteur d’immondices qui se complaît dans la misère. Et c’est cette violence politique et sociale, la solitude et l’isolement de Zola, condamné pour son article et contraint à s’exiler durant presque un an en Angleterre, qui sont ici remarquablement incarnée par les deux acteurs. Un spectacle d’une précision historique captivante, d’une actualité troublante, magistralement mené et qui se termine par une ode à l’humanité.
Hélène Kuttner
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