Ita L. née Goldfeld – Théâtre du Petit Saint-Martin
1942, Paris. Ita, la soixantaine bien tassée, voit débarquer un soir chez elle trois agents de la police. A la probable faveur des services rendus par ses fils et mari à la France, les hommes en noir lui laissent une heure « pour se préparer ». Une heure durant laquelle elle va se raconter, revenir sur le bonheur désormais enfui où elle et son Salomon de mari vivaient paisiblement à Odessa, au bord de la mer noire dans cette « evreiskaya ulitza » (rue des Juifs), ce qui rendait les choses plus simples… Elle évoque ses fils, sa fille, ses voisins tout en se demandant ce qu’ont bien pu vouloir dire les agents en lui accordant cette petite heure de répit.
Hélène Vincent tiendrait en haleine une salle de supporters de l’OM en lisant la notice d’emploi d’un aspirateur. Heureusement, elle a aussi l’art de choisir ses textes. A jamais liée à une réplique de cinéma devenue quasiment proverbiale (« C’est lundi, c’est ravioli » en 1988), elle a bouleversé l’an passé près d’un demi-million de Français dans « Quelques heures de printemps », admirable film de Stéphane Brizé. Entre temps, quelques rôles marquants au cinéma (« J’embrasse pas » de Téchiné, « Bernie » et « Enfermés dehors » de Dupontel) mais surtout beaucoup de théâtre. Chez Hélène Vincent, tout parle, la bouche, le corps, les yeux. Dans « Alexandra David-Neel, mon Tibet » de Michel Lengliney, mis en scène par Didier Long, elle campait une septuagénaire arthritique soutenue par deux béquilles. Phénoménale composition. En endossant le rôle de cette femme juive en 1942, la comédienne ne va pas pousser la performance physique aussi loin car tout va venir de l’intérieur, se jouer dans la nuance, dans un regard, dans un geste.
Le texte ne cherche pas à produire du style à tout prix. Il a la sobriété de son propos, la dignité des faits qu’il évoque. Pas d’enluminures, juste un récit haletant qui touche par sa confondante simplicité, celui d’une femme trop bonne pour croire au pire, trop optimiste pour imaginer l’inimaginable, trop vivante et avide de vivre pour penser à mourir. Trop confiante aussi dans le pays qui l’a accueillie et où les siens ont servi, comme soldat ou infirmière, manteau de reconnaissance, pense-t-elle, qui doit la protéger des intempéries de l’Histoire.
Hélène Vincent n’a pas non plus besoin d’artifice pour faire vivre son personnage. Avec trois fois rien, elle devient cette héroïne. Lisant d’abord le journal d’Ita, elle se glisse dans ces pages pour ne faire qu’une avec leur auteur. Le niveau de jeu atteint des sommets bien peu visités sans jamais verser dans le démonstratif ou l’emphase. Toute la quintessence de l’art dramatique contenue dans cette immense petite bonne femme se distille avec une modestie qui nous la rend plus bouleversante encore. Ce n’est pas simplement du grand art, c’est de l’émotion brute que souligne une mise en scène entièrement dévolue à cette puissance de jeu. Magistral !
Franck Bortelle
Hélène Vincent, actrice et metteuse en scène :
- César de la meilleure actrice pour un second rôle pour La Vie est un long fleuve tranquille en 1989 ;
- Nominée en 1992 pour J’embrasse Pas ;
- Nominée en 2013 au César de la meilleure actrice pour Quelques Heures de Printemps ;
- Nominée au Molière de la comédienne en 2010 pour Alexandra David-Néel, mon Tibet, et en 2011 pour LaCélestine.
Ita L. née Goldfeld
D’Eric Zanettacci
Mise en scènede Julie Lopes Curval et Hélène Vincent
Avec Hélène Vincent
Scénographie : Tim Northam
Lumières : Arnaud Jung
Jusqu’au 14 avril
Du mardi au samedi à 19h
Le dimanche à 15h
Tarif : 25 euros
Durée : 1h10
Théâtre du Petit Saint-Martin
17, rue René Boulanger
75010 Paris
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