Isée St. John Knowles et l’héritage baudelairien
Dans L’art Philosophique, Charles Baudelaire explique que sa conception de « l’art pur », « c’est créer une magie suggestive contenant à la fois l’objet et le sujet, le monde extérieur à l’artiste et l’artiste lui-même. »* Cette volonté centrifuge exprime un idéal du poète comme regard sur le monde qui l’entoure. Dans les pièces que vous avez écrites sur les baudelairiens de Saint-Germain-des-Prés, on sent la valeur d’étendard politique du poète qui représente alors une idéologie.
Isée St. John Knowles : Je me méfie beaucoup du terme d’idéologie qui a des connotations philosophiques et politiques. Pour écrire ces pièces, je devais résoudre un problème inhérent au fait que Saint-Germain-des-Prés Baudelairien n’existe plus ; il faut donc le redécouvrir, en redéfinir les caractères qui appartenaient à l’identité de notre Saint-Germain-des-Prés. D’abord, l’autonomie de la pensée sans laquelle Baudelaire n’existe pas ; elle est le fondement même du dandysme baudelairien. Ensuite, l’insoumission qui permet à l’esprit de rester libre et subversif et ne tolère aucune entrave. Et, enfin, le lyrisme de l’imagination propre à Baudelaire. Cette dernière composante a fait vivre les Baudelairiens de Saint-Germain-des-Prés à un très haut degré d’intensité et de sensibilité.
Mais il existe, en effet, un enjeu sociologique dans mon travail, tout particulièrement dans la pièce intitulée : Saint-Germain-des-Prés Rebelle. Le Baudelairien de Saint-Germain-des-Prés osait penser autrement que les autres. Aujourd’hui, le bourgeois de Saint-Germain-des-Prés pense comme tout le monde et marque ainsi une perte d’indépendance. Saint-Germain était le fief de l’autonomie de la pensée, mais maintenant, tout le monde bêle avec les autres. Les valeurs de Baudelaire sont bafouées par l’actuel Saint-Germain-des-Prés moutonnier.
Vos pièces mélangent les techniques théâtrales et cinématographiques tout en y parlant poésie, peinture, musique… Baudelaire avait cette ouverture sur les arts, il était d’ailleurs un critique d’art éclairé. Cette posture semble revendiquer et annoncer une non spécialisation en même temps que l’amour de l’art dans sa portée générale. Vous êtes vous-même auteur, metteur en scène et comédien, après avoir reçu des formations musicale, littéraire et philosophique. Voyez-vous cette identité artistique comme une ouverture à la pluridisciplinarité ou plutôt comme un ensemble, un tout ?
IStJK : Tout à fait, Baudelaire était attaché aux correspondances. Mais la correspondance des arts est très complexe et ceux qui s’y sont essayés ont souvent échoué. Un art, techniquement parlant, ne correspond pas à un autre. Même les compositeurs n’ont pas toujours réussi à transposer Baudelaire musicalement. Ce que j’ai tenté, c’est autre chose. C’est le lyrisme de Baudelaire qui m’oblige à faire appel à un artiste pratiquant une autre discipline que la mienne. Pour traduire certaines pensées, le théâtre ne me suffisait plus. J’avais besoin de passer le flambeau au cinéma. Je devais alors trouver un réalisateur Baudelairien. J’ai eu le grand bonheur de rencontrer José Pinheiro qui a cette sensibilité spécifique et une vraie passion pour Baudelaire. Nous avons des tempéraments très différents. Il est très sensible au réalisme de l’image, moi, je suis intensément lyrique. Finalement, nos séquences filmées coulent comme un volcan qui dévaste autant qu’il purifie. Il était nécessaire de créer cette correspondance et c’est pour cela qu’elle fonctionne et semble naturelle.
Vous publiez en 2010 vos entretiens avec Limouse, ancien président de la Société Baudelaire, sur la lecture Sartrienne des Fleurs du Mal. Vous exprimez un rapport fort au temps, à l’Histoire : Baudelaire est le représentant du concept de l’artiste maudit du XIXe, puis vous faites appel à la pensée sartrienne représentante du XXe tout en cherchant leur fonction actuelle. Quelle est votre conception de l’héritage ?
IStJK : Là, on a un sérieux problème. Sartre est connu pour avoir publié un essai dévastateur sur Baudelaire, ressenti comme un outrage par les Baudelairiens qui n’avaient pas compris que la démarche du philosophe ne visait pas Baudelaire, le poète, mais l’homme. Son intérêt et sa volonté de poursuivre une analyse des Fleurs du Mal se matérialisera entre 1948 et 1951. Avant ces dates, il n’existe pas de lecture sartrienne de cette oeuvre. Sartre va alors contribuer au dictionnaire de la Société Baudelaire et, mystérieusement, sa pensée philosophique sur Baudelaire poète va aussi laisser parler sa propre sensibilité. Pour Sartre l’architecture des deux éditions des Fleurs du Mal aboutissait à un échec parce qu’elles renvoyaient de Baudelaire l’image d’un poète qui avait renoncé à la liberté. Sartre va donc travailler à recomposer une nouvelle ordonnace des Fleurs du Mal. Dans ma pièce Saint-Germain-des-Prés Rebelle, je présente les dix derniers poèmes qui couronnent cette architecture. Sartre avait conçu ce travail pour la Société Baudelaire et il est donc mal connu du grand public.
Vous dites être empli d’effroi à la lecture de « L’horloge » (Les Fleurs du Mal), poème de Baudelaire sur la force implacable du temps. Ce poème exprime un rapport fort et complexe au temps que le poète éclaire dans « Enivrez-vous ! » (Spleen de Paris)** L’obsession se présente ici comme le moteur de la création, une obsession, une énergie dont la vertu principale est de faire un pied de nez à notre condition de mortel. Vous exprimez vous-même l’obsession de deux façons : d’abord par la multitude de vos compétences qui souligne une volonté d’ivresse, ensuite par votre engagement tout particulier pour cet auteur bien précis qu’est Baudelaire. Comment jouez-vous de cette posture de création ?
IStJK : C’est très important, l’ivresse baudelairienne est célébrée aussi dans les poèmes du Vin. Il y a plusieurs façons de l’aborder. On peut comprendre que le vin permet à l’humilié de survivre à la cruelle réalité de son existence. Le vin lui donne de la force et du courage pour devenir plus combatif. Mais il existe une autre lecture, celle qui est conduite par l’imagination Baudelairienne. Elle prend naissance dans une dimension matérielle – c’est-à-dire notre bien triste quotidien – mais elle a le pouvoir de se perpétuer dans une dimension spirituelle et de défier la réalité. L’imagination, la reine des facultés pour Baudelaire nous permet alors de dominer nos souffrances, mais surtout de nous libérer de la tutelle d’une réalité devenue insupportable.
© Jean Baptiste Lequéré
Selon Sartre, Baudelaire avait besoin de se sentir condamné par les préceptes moraux socialement admis pour marquer sa différence et, ainsi, son identité. « L’albatros » (Les Fleurs du Mal), représente et vante les mérites de la figure du poète maudit dont la singularité est une forme de supériorité intellectuelle. Cette interpellation du regard des autres par opposition est un mode classique de définition identitaire que l’on a retrouvé depuis dans de multiples figures comme celles des rockeurs et autres gothiques. Paradoxalement, cette posture qui revendique une certaine solitude fait volontiers des adeptes qui, en se distinguant du conformisme ambiant, s’offrent une « société » familière et fraternelle. Comment vous définissez-vous au cœur de ce système d’identification ?
IStJK : « L’Albatros » célèbre certes le poète solitaire, incompris, raillé ; un poème que Sartre n’appréciait pas d’ailleurs. Il est marqué de l’empreinte du dandysme baudelairien, une posture hautaine du créateur romantique qui agaçait Sartre. Il condamnait « Les Phares » pour les mêmes raisons. Pour Sartre, le dandysme est une évasion hors de la réalité, une fuite devant nos responsabilités et cela était inconciliable avec l’existentialisme de Saint-Germain-des-Prés. Mais il y a un autre Baudelaire : le poète qui s’apitoie sur « ceux qui ont perdu ce qui ne se retrouve jamais », le poète qui est accessible à la compassion. Et il est un autre visage de Baudelaire que je célèbre dans ma dernière pièce, c’est le Baudelaire visionnaire, pressenti par Nietzsche et Walter Benjamin, à la lecture de Fusées, un Baudelaire que nous découvrirons au travers des Fleurs du Mal. C’est ce Baudelaire dont les intuitions pénétrantes devineront l’avilissement des cœurs qui a frappé si douloureusement notre XXe siècle.
Interview réalisée par Lorraine Alexandre, docteur en art et sciences de l’art.
* Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, 1976, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 598
** « Il faut être toujours ivre. Tout est là : c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve. Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous. » (Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, 1976, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 286)
L’interview express :
– Quelles sont vos racines réelles ou imaginaires ?
IStJK : J’ai suivi une formation d’épistémologue à l’université d’Oxford. Ensuite, j’ai eu le privilège de travailler auprès du peintre Limouse qui a consacré soixante-dix ans de sa vie créative à interpréter Les Fleurs du Mal, un cas unique dans l’Histoire. J’ai aussi rencontré Jean-Louis Barrault, qui m’avait commandé une pièce sur Limouse. Il me disait aussi : « Vous êtes le dépositaire de la voix de Baudelaire ». La Société Baudelaire à Saint-Germain-des-Prés avait en effet reçu des amis du poète une documentation relative à son art de dire. Limouse lui-même avait recueilli cet héritage d’un poète qui avait côtoyé Villiers de l’Isle Adam, Cladel, Clatulle Mendès et d’autres et c’est lui qui m’a transmis cet art de dire Baudelaire, de sentir ses vers, les expressions qui vivifient et contrastent sa pensée. Ce que disait Barrault est amusant, mais, en fait, je ne lui donne pas tort.
– Le premier événement artistique marquant de votre vie ?
IStJK : Indubitablement, « Le Voyage » dit par Limouse. C’était bouleversant, il nous faisait assister à notre propre mort. Les spectateurs ne pouvaient plus contenir leurs larmes.
– Quelles sont vos obsessions et comment nourrissent-elles votre travail ?
IStJK : Il y en a tellement. Je suis très scrupuleux dans mon travail et, comme j’ai un caractère de cochon, mes comédiens ne peuvent plus me supporter après quinze jours de répétition.
– Quelle place tient la fuite du temps dans votre vie ?
IStJK : Nous touchons là à une obsession qui me tyrannise tant elle est irrépressible. J’y pense quotidiennement. Pour Baudelaire aussi ce fut une préoccupation constante.
– Quelle dimension tient votre travail dans votre vie et quel sens prend-t-il ?
IStJK : J’écris beaucoup et je mets beaucoup au panier. On ne s’invente pas Baudelairien. Cela requiert des décennies de travail. Ce n’est qu’à ce prix que les vers de Baudelaire seront à l’unisson avec nos propres émotions.
Du 13 au 16 janvier 2010 : Festival St-Germain-des-Prés Baudelairien, dernier éclat d’insoumission à un siècle avili.
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