Arnaud Denis
Parlez-nous de votre trajectoire.
J’ai d’abord suivi les cours de Jean-Laurent Cochet, à qui je dois énormément, qui est mon plus grand maître, qui m’a appris tout ce qu’il est possible d’apprendre dans ce métier. Puis, j’ai fait un passage au Conservatoire, dans la classe de Dominique Valadié. Je n’y suis resté qu’un an, car je jouais à l’époque Les Fourberies de Scapin, j’avais des projets parallèles avec ma compagnie (que j’avais mis deux ans à monter), et on m’a demandé de tout laisser tomber. En gros, on m’a demandé de choisir entre le théâtre et le Conservatoire. Je suis donc parti et j’ai compris qu’on ne peut pas rester à l’école trop longtemps, et qu’en exerçant sur le terrain, on apprend de ses propres maladresses. En tournée, à la rencontre de publics différents, en assouplissant ses moyens, en passant d’une salle à l’autre, en jouant en plein air…
Vous avez un trajet assez exemplaire, à 27 ans vous avez déjà votre propre troupe, les Compagnons de la Chimère.
Nous sommes dans une époque particulière. Ça a toujours été un métier difficile, « beaucoup d’appelés, peu d’élus » : nous sommes très nombreux à vouloir jouer sur scène, et bien peu à en vivre quotidiennement. Cela fait sept ans que j’ai la chance d’en vivre. L’époque est également particulière dans le sens où en France, le théâtre est relégué au fur et à mesure, au secondaire : dans beaucoup de quotidiens, il y a quinze pages de sports, mais une page de culture tous les quinze jours. Et, bien sûr, un supplément télé où on peut lire ce qu’on a vu à la télé la veille…
Le théâtre aujourd’hui ne génère plus ses propres vedettes. On obtient une certaine reconnaissance du public, mais être connu, en faisant du théâtre, est plus problématique. Il y a encore trente ans, des carrières comme celles de Terzieff pouvaient se dessiner à l’horizon. Aujourd’hui – je le dis sans amertume aucune, comme un constat – nous sommes dans une phase du métier où si nous ne nous inventons pas notre propre place, elle ne peut exister. Il faut la construire de toute pièce. C’est pourquoi j’ai créé ma troupe, les Compagnons de la Chimère, avec Jean-Pierre Leroux, qui est administrateur et comédien dans la troupe. Je me suis dit que je voulais être à la tête de mes propres projets. J’ai foi en l’idée de Cocteau, que ceux qui savent retenir leur souffle et construire une carrière dans la durée, seront ceux qu’on retiendra. Tout ce que j’ai créé jusqu’ici je me le dois, je le dis haut et fort.
Avez-vous l’impression d’être le comédien que vous voudriez être ?
Certains soirs, oui… ça dépend. J’ai parfois de vraies soirées de souffrance, où je me dis : « J’aimerais bien jouer comme Meryl Streep ! » mais je ne peux pas encore. C’est un des métiers les plus difficiles, et en même temps les plus exaltants. On part à la conquête de soi même en permanence. C’est pour ça que les cours de théâtre sont dangereux : chaque solution, chaque aboutissement dans son instrument (puisqu’on est à la fois instrument et instrumentiste) est propre à chaque comédien. Il faut vraiment trouver le moyen d’ouvrir les clés des sensations qui sont en nous. Ce qui me rassure, c’est que j’ai l’impression de progresser d’année en année. Plus on traverse de rôles, plus on joue de personnages, plus on garde d’eux et on apprend à vaincre une partie de soi-même, qu’on n’aurait pas connu si on n’avait pas rencontré ce personnage. Autour de la folie est le plus difficile de ce que j’ai joué jusque là.
Est-ce une création ?
En quelque sorte, car je l’avais joué une seule fois il y a six ans, pour un gala, et de plus j’en ai retravaillé la forme depuis. Je savais que je voulais le jouer, mais je n’étais pas encore prêt. Nous avons monté beaucoup de projets avec les Compagnons de la Chimère, où nous étions nombreux sur scène, L’ingénu d’après Voltaire, où nous étions douze, Les Femmes savantes, douze également… C’est très exaltant et parfois lourd de canaliser tous ces talents différents, et de les faire s’accorder sur une même longueur d’onde. J’avais besoin d’une plage de repos. J’attendais le moment de reprendre ce spectacle, et je me suis dit : « Bon, je suis prêt à interpréter ça. »
J’ai d’autres projets avec la compagnie, notamment une pièce en janvier, au Vingtième Théâtre, que j’ai écrite, sur le procès de Nuremberg. Mais dans Autour de la folie, mon seul partenaire est le public, et ça change beaucoup de choses, je ne peux pas jouer de la même manière.
Seul en scène, et pourtant la thématique du double est développé tout le long de la pièce…
Il y a un double dans le sens où je m’adresse à une chaise, c’est important quand on est seul en scène de créer des points d’appui, et d’inventer d’autres personnages. Le comédien est sans cesse double car il est interprète et spectateur de soi-même : il y a toujours une double présence qui domine, lorsqu’on est marionnettiste de soi-même. C’est un dédoublement vertigineux, plus ou moins souhaitable à un certain degré. Dès que l’on sort de scène, on l’enlève comme un manteau, et on redevient complètement soi. Mais on peut aller plus loin : vers la multiplication de soi, jusqu’à l’infini. À travers des rôles écrits par des génies qui nous dépassent, on nous invite constamment à découvrir et gratter une part de personnalité qu’on ne soupçonnait pas, qui ne nous appartiennent pas, et qu’il faut s’approprier.
Le spectacle rejoint-il le mythe de l’artiste souffrant ?
Je ne suis pas du tout dans le trip du comédien qui doit souffrir pour interpréter la souffrance, même si les gens me demandent, à la sortie du spectacle, inquiets : « ça va ? ». Il y a un phénomène de catharsis, bien sûr, je dois me mettre dans des états parfois douloureux ; en même temps … ça purge. Tous les soirs, pendant 1 heure 10, c’est un défouloir grâce auquel mon existence s’équilibre d’autant mieux. On y laisse quelques plumes, bien sûr, mais il ne faut pas exagérer. Comment font les médecins qui voient le corps malade tous les jours ? Ils sont bien forcés de se créer une carapace. Nous sommes pareils ; on peut avoir cette lucidité d’accès à nos émotions, sans les livrer en pâture. On fait un spectacle, on ne se donne pas en spectacle, même si l’on de donne à l’art. Il n’y a pas de dévouement, mais une dévotion. Cela tient parfois du sacerdoce, une vocation totale, dans le sens du temps qu’on y consacre, du travail constamment renouvelé. C’est une épreuve de feu et de joie. Je suis comédien comme je serai prêtre, mais un prêtre libre, qui s’amuse.
Le spectacle s’ouvre sur un texte en anglais, c’est un choix troublant !
Oui je l’ai voulu comme ça ; c’est le seul texte du spectacle qui ne soit pas un vrai texte écrit. C’est un témoignage réel, d’un jeune schizophrène américain, que j’ai visionné, et que j’ai intégralement reproduit. J’ai senti en voyant cette vidéo, tellement de souffrance et de violence, avec ce rire étrange… J’ai essayé de le traduire, mais ça passait moins bien. Je sais que tout le monde ne parle pas anglais, mais on comprend globalement, et puis cela met une sorte de claque, avec un réalisme qui s’installe d’emblée. Après ce premier extrait où un vrai malade s’exprime de manière assez impressionnante, on enchaîne avec maupassant, où on entre dans la folie par Lettre d’un fou, un texte de logique et de raison. Il expose le précepte d’Oliver Wendell Holmes, selon lequel : « La folie est souvent la logique d’un esprit juste que l’on opprime. » Le spectateur se dit : « Mais ce fou a raison ! »
Puis le texte, très violent, très radical, de Flaubert …
Oui, Flaubert a écrit, à 19 ans, Mémoires d’un fou, que j’interprète de manière très violente. Puis nous avons le texte sur l’araignée de Lautréamont, puis « Mes occupations », un court poème grinçant de Michaux : un homme dans un restaurant qui veut se battre et tabasser tout le monde ; nous retournons ensuite à Flaubert, avec un texte cauchemardesque sur la mère. Après, on passe au côté comique grinçant avec L’Aquarium de Karl Valentin, et sa Lettre d’amour, ensuite j’alterne Flaubert et Lautréamont, et je termine sur la chanson de Francis Blanche. La sélection s’est opérée au fil de années : j’avais déjà travaillé certains textes avec Jean-Laurent Cochet, et une trame s’est révélée à moi. Je suis allé chercher des textes pour perfectionner le montage, notamment les « respirations » comiques de Karl Valentin, qui permettent au spectacle de s’aérer un peu. Et encore, on me dit que je devrais rajouter des choses un peu plus drôles ! Mais je n’ai pas trouvé… Et puis je voulais laisser la responsabilité au spectateur, ne pas mâcher le travail. Certains soirs ils rient, d’autres un peu moins, car ils sont encore prostrés du fait des textes précédents.
Quel est le but du spectacle ?
Je ne voulais pas que ce soit un spectacle lisse, en tout cas, que ce soit une représentation iconographique, même si les textes sont poétiques. Je ne voulais pas que la pièce permette au spectateur de se mettre tranquillement à distance. Je voulais l’impliquer, générer des réactions de peur, de trouble et d’empathie, aussi, car ces sont des personnages qu’on ne peut réfuter, on se sent proche d’eux. Les fous que l’on voit dans la rue, (enfin ceux qu’on peut se permettre d’appeler fous à travers nos normes calibrés), on les évite. Ici, on ne peut pas partir, on a payé sa place, on est assis, obligés de regarder et de subir. Ce n’est pas sadisme de ma part, mais c’est dans la droite ligne de Shakespaeare : « Tendre le miroir de l’âme humaine. » Qu’il soit agréable ou pas. Les spectateurs sortent choqués parfois, mais pour la plupart, contents d’avoir vu ça. Là aussi, il y a une catharsis.
Propos recueillis par Mathilde de Beaune
[Crédit photo : Le Lucernaire – Lot]
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