“Il Viaggio, Dante” de Pascal Dusapin, un opéra universel au Festival d’Aix-en-Provence
Il Viaggio, Dante est une évocation du voyage initiatique de Dante Alighieri (1265-1321), des Cercles de l’Enfer jusqu’aux Béatitudes. En sept tableaux, Pascal Dusapin (né en 1955) propose une traversée de la Divina Commedia (1303-1321) et du livre de jeunesse du poète, la Vita Nova (1293-1295).
Le livret rédigé par Frédéric Boyer, écrivain et traducteur, occupe une place privilégiée. Pascal Dusapin est venu à la musique par la littérature : “L’acte d’écrire de la musique est toujours très littéraire.” Le compositeur a mis au cœur de sa dernière création la richesse et la musicalité de la langue de Dante qui n’a pas écrit en latin mais dans une langue vernaculaire devenue matrice de l’italien. Dusapin est fasciné par la Divine Comédie dont la lecture l’accompagne depuis la fin des années 1980, il s’en est inspiré pour des œuvres précédentes. La composition musicale de l’opéra Il Viaggio, Dante a été créée en même temps que le livret, dans un regard croisé avec le librettiste.
Un personnage à la voix multiple
D’emblée le spectateur est interpellé par le Narrateur, interprété par le comédien Giacomo Prestia : “Ô vous qui êtes dans une barque légère, qui désirez écouter…” Dans un halo de lumière comme dans un show télévisé à l’américaine, le Narrateur en costume blanc pailleté, un imposant micro à la main, maintient le suspense : “La mer que je prends ne fut jamais parcourue.” Sur scène, des images sont projetées. Dante – le baryton Jean-Sébastien Bou – se perd dans une forêt obscure sur un fonds sonore électronique. Il boit et croit revoir Béatrice (Jennifer France) mais survient un accident de voiture.
Dans un appartement aux murs gris-blancs, Dante entre, il est gravement blessé. Lucie, la pétillante Maria Carla Pino Cury, veille sur lui. Elle demande à Béatrice de le soutenir en lui adressant Virgile (Evan Hughes). Elle écoute aussi la souffrance du Jeune Dante incarné par Christel Loetzsch, mezzo-soprano dont la voix particulière a une importante technicité vocale avec des passages dans le grave qui semblent rejoindre la tessiture du baryton Jean-Sébastien Bou. Cette double voix du personnage principal également représenté par le Narrateur est une des originalités de l’œuvre de Dusapin.
Le deuil traverse les années du Jeune Dante de la Vita Nova qui se souvient de la rencontre amoureuse et de la perte de Béatrice, au Dante d’âge mûr en crise existentielle de la Commedia. Tous deux semblent dialoguer dans une forme d’écho. Ce procédé se retrouve dans le livret pétri de références religieuses et de questionnements, et entre les interprètes, le chœur et les musiciens. A une séquence, la voix douce et mélodieuse de Béatrice jaillit à l’arrière du Grand Théâtre de Provence – à laquelle répondent les musiciens. Pour ce voyage polyphonique, le compositeur considère de façon égale les voix, l’orchestre et le chœur, il les fait participer à un même système intonatif.
Chemin de vie
Le Narrateur qui introduit les différents tableaux permet de faire entendre les paroles de Dante, dans la tradition des conteurs. Dans une salle en sous-sol éclairée par des néons, le premier Cercle de l’Enfer assemble sur deux bancs des personnages blafards, poussiéreux, aux comportements incongrus. La musique devient inquiétante, le chœur accentue les hurlements, les cris, le désespoir. Dante tend une main ensanglantée qui s’agrandit par l’effet vidéo. Près de lui, le Jeune Dante se lamente de ce deuil impossible : “Les étoiles paraissent d’une couleur qui me fait croire qu’elles pleurent.”
Béatrice fait de nombreuses apparitions. Le Jeune Dante ose l’approcher, mais elle garde le silence.
Au côté de Virgile, Dante fait face à un personnage démoniaque – le talentueux et irrévérencieux Dominique Visse – déguisé en Béatrice. Cette vision de la femme aimée est cauchemardesque : “Qui es-tu pour devenir si laid ?”, interroge-t-il. La Voix des damnés continue à le tourmenter et hurle : « Jouis, jouis Florence ! »
Les paysages sonores et visuels emmènent le spectateur sur ce chemin de vie, de l’obscurité à l’apaisement. Le Chœur et l’Orchestre de l’Opéra de Lyon sont dirigés par Kent Nogano, avec une intelligence musicale au plus près d’une langue imagée. L’orgue rappelle la quête spirituelle de Dante. Il y a aussi un harmonica de verre, cet instrument rarement joué au timbre particulier offre une sonorité cristalline. Le son vaporeux attire l’attention et s’unit à l’impressionnante musicalité des percussions. La mise en scène signée Claus Guth révèle la psychologie des personnages et contribue à l’atmosphère onirique et cosmique de cet opéra. Nous assistons à une palette d’expressions vocales et musicales qui emportent le spectateur.
La création d’une œuvre contemporaine est un défi important, Il Viaggio, Dante est une des bonnes surprises du Festival d’Aix-en-Provence qui a été très applaudie. Les personnages sont attachants et complémentaires, leurs voix s’accordent sur un beau texte dont les thèmes sont l’angoisse existentielle, le deuil, l’amour. Maria Carla Pino Cury est épatante dans le rôle de Lucie, son interprétation féérique s’harmonise aux qualités de sa voix de soprano colorature. Le travail du chœur, intéressant et subtil, renforce les différents points vocaux.
Le compositeur Dusapin est très novateur et érudit. Il renouvelle l’opéra en proposant des ponts avec les arts de la scène notamment le théâtre et les arts numériques, dans une étonnante fluidité scénique et musicale.
Fatma Alilate
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