“Il n’y a pas de Ajar” : bombe théâtrale contre l’identité
Empruntant les traits fictifs du fils d’Emile Ajar, double de l’auteur Romain Gary, doublement récompensé par le Prix Goncourt, la comédienne Johanna Nizard se métamorphose au fil d’un texte provocant et salutaire pour torpiller tous nos lieux communs identitaires. Le texte est signé de la femme rabbin libéral Delphine Horvilleur, qui place sa plume sur nos paradoxes, comme dans le Talmud. Un monologue hautement théâtral et renversant.
Assignations communautaires
Et si, comme Bernard Pivot le révélait dans « Apostrophes » en 1981, le neveu de Romain Gary, Emile Ajar, l’auteur de « La vie devant soi » n’était pas une réalité, mais une invention, un canular monté de toutes pièces par Gary qui souhaitait casser son image, vivre dans la peau d’un autre, dans un autre style d’écriture, échapper à tous les qualificatifs, à toutes les cases. Pour celui qui aura été le fils chéri d’une mère russe juive qui aura tout sacrifié, y compris sa propre santé, afin de permettre à Romain d’accéder à une éducation et à leurs rêves à tous deux, le fait de jouer avec les identités, aviateur, résistant, héros de guerre, diplomate international, écrivain, réalisateur de films, scénariste, est une donnée constitutive de l’être. Cette mystification, ce jeu du dédoublement qui est aussi celui du masque du théâtre, Delphine Horvilleur, en grande amoureuse de l’œuvre de Gary, la revendique dans un acte pratiquement politique, une révolte assumée contre les revendications identitaires de tous ordres.
« Pas que… »
L’entreprise, sous-titrée dans le texte paru en septembre 2022 « Monologue contre l’identité », est ici aussi brillante que risquée tant elle se heurte aux conformismes religieux et culturels qui sans cesse nous enjoignent de se revendiquer. L’actrice Johanna Nizard s’est emparé de ce texte brûlant en le mettant en scène, avec Arnaud Aldigé, comme un conte inquiétant et fantastique, grotesque et gore à la fois. Dans un décor impressionnant de caverne sombre aux piliers miroitants, elle campe un jeune homme rebelle, mi-ange mi-diable, moustache fine et blouson noir, qui dit se nommer Abraham Ajar, fils d’Emile Ajar, invention littéraire. Voix rauque d’outre- tombe et faux nez, la comédienne étonnante se joue du public, nous nargue en nous apostrophant avec des histoires et une ironie non feinte. « Nous ne sommes pas ce que nous pensons être », nous lance-t-elle de son oeil noir et malicieux. Abraham, le premier patriarche, n’a t-il pas trompé les Juifs, les Chrétiens et les Musulmans en fondant le monothéisme ? Et que raconte la Bible ? Des histoires à dormir debout, que nous nous racontons aujourd’hui, tissées de celles qui peuplent notre actualité, des mémoires de nos familles, des guerres qui ont décimés nos ancêtres, des frustrations qui fondent aussi nos névroses et alimentent notre narcissisme.
Transidentité corporelle
Du mauvais garçon qui se tranche le nez comme on pratique la circoncision, la comédienne se mue en jeune fille en fleurs, chevelure léonine et dentelles blanches, échappée en godillots noirs d’une toile de Botticelli, avant de se transformer en Geisha aux ongles rouge sang. L’actrice plonge ainsi toute entière dans la parole de l’auteur, incarnant les mots, les phrases et les formules jubilatoires avec une énergie et une sensualité étonnantes. Son corps nu voilé de tatouages est à l’image de nos vies et de nos corps, multipliés à l’infini sur nos écrans et les réseaux sociaux. Nous interpelant ainsi de sa voix puissante, avec ses accessoires colorés, elle nous dérange et perturbe notre quant-à soi confortable. Quand le théâtre dérange ainsi, avec autant d’intelligence, le pari est définitivement gagné.
Hélène Kuttner
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