Idiot – Théâtre de Belleville
Que ce soit chez Gogol, Tolstoï, Goncharov, Dostoïevksi et bien sûr Tourgueniev qui en fera le titre d’une de ses nouvelles, ces personnages qu’on appelle les « lichni tchelovek » (l’homme de trop, l’intrus) constituent une figure emblématique de la littérature russe. Tchitchikov dans Les Ames mortes, Oblomov dans le roman éponyme, Razkolnikov dans Crime et châtiment et dans une certaine mesure l’Anna Karenine de Tolstoï parcourent le chemin de l’existence à la recherche d’un idéal. Ils sont à part, de trop, intrus et incarnent un mode de vie et de pensée hors du monde réel. Par amour, par bonté, par désœuvrement…
Le prince Mychkine, personnage central de L’Idiot, sobriquet qu’il doit à une forme de désarmante naïveté sur laquelle rien n’a vraiment de prise, est probablement un des plus parfait « homme de trop » de cette littérature foisonnante. Décrit comme un « enfant dans le sens absolu du mot, n’ayant d’un adulte que la taille et le visage », il n’a de prince que le titre puisque, désargenté, il a bénéficié des largesses d’un médecin en Suisse qui l’a soigné de ses crises d’épilepsie (dont souffrait également Dostoïevski). Revenant en Russie, ce symbole de fin de race, avec pour tout bagage un pauvre balluchon mais doté d’un sens de la courtoisie, de la bonté et ne connaissant rien de la vie, débarque à Saint-Pétersbourg. La ville qui rend fou où Razkolnikov tue et passe le reste de sa vie à se torturer, n’est plus que splendeurs et décadence. Mychkine affronte alors la vénalité, les intrigues d’une société qui se meurt et se complaît dans la fourberie et l’ivrognerie.
D’une évidente théâtralité, le roman, le plus complexe de son auteur, compte une quarantaine de personnages. Laurence Andreini a réduit son dispositif scénique aux six principaux. Ainsi dépouillée, et sans jamais trahir l’intensité du propos original, l’essence psychologique et métaphysique du roman est disséquée avec une remarquable perspicacité. Les ténébreuses circonlocutions de l’âme humaine, métaphorisées par une scénographie au décor en perpétuel mouvement fait d’une structure métallique de portes transparentes et que rehausse des éclairages raffinés, sont ainsi au cœur de cette adaptation puissamment dostoïevskienne.
Comme un pont jeté des rives de la Russie qui vient d’abolir le servage (1860) vers celles d’un monde d’aujourd’hui accablé par la crise, ce spectacle invite à réfléchir sur l’inadaptation des êtres au monde à travers un personnage dont les échos christiques ne sont qu’un leurre puisque voué à l’échec, sans résurrection ni rédemption. Grace à une traduction très moderne de Sergueï Vladimirov, toute l’agitation de ces personnages, annonciatrice de la fin d’un monde, nous renvoie à la décadence non seulement de la Russie mais aussi du monde d’aujourd’hui. Et le phrasé et le jeu des comédiens, très investis, autant que leurs costumes éminemment contemporains, ancrent le propos dans une modernité aussi éclatante que celle de Dostoïevski.
Franck Bortelle
Idiot
Mise en scène de Laurence Andreini
Assistant à la mise en scène : Laury André
Traduction de Sergueï Vladimirov
Adaptation de Laurence Andreini, Pauline Thimonnier et Sergueï Vladimirov
Avec Valentine Alaqui, Eric Bergeonneau, Clémentine Bernard, Romain Cottard, Philippe Maymat et Bertrand Poncet
Scénographie et costumes : Charlotte Villermet
Collaboration artistique : Gabrielle Piwnik
Création lumière : Maurice Fouilhé
Création son : Michaël Schaller
Chant : Sacha Mars
Maquillage et coiffure: Martine Guay
Jusqu’au 24 novembre 2013
Du mardi au samedi à 21h15
Le dimanche à 17h
Date exceptionnelle le 19 novembre à 14h
Durée : 1h45
Théâtre de Belleville
92, rue du Faubourg du Temple
75010 Paris
M° Goncourt ou Belleville
[Photo : Frantz Plotard]
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