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“Hedda” : dans les entrailles d’une femme libre à l’Odéon

© Claire Bodson

La jeune metteure en scène Aurore Fattier revisite avec son dramaturge Sébastien Monfè et Mira Goldwicht la pièce d’Ibsen, Hedda Gabler, dont l’héroïne fait exploser le carcan des conventions pour exister, au prix de sa propre vie. Un voyage en eaux troubles entre les répétitions et les coulisses qui révèlent une étrange correspondance entre la pièce d’Ibsen et la vie tumultueuse de ses interprètes, porté par une excellente distribution dont la vibrante Maud Wyler et l’impressionnant Carlo Brandt.

Backstage

© Claire Bodson

Les grands personnages de théâtre sont fascinants. Hedda Gabler, née en 1880 sous la plume du norvégien Henrik Ibsen, est de la trempe des héroïnes extraordinaires et monstrueuses, capables de pulvériser leur entourage et elles mêmes pour exister. Jeune mariée, la belle Hedda, fille d’un général, revient d’un voyage de noces de plusieurs mois en Italie avec son époux Tesman, qui l’ennuie profondément. Pour tromper cet ennui et donner libre cours à son tempérament exalté, elle renoue avec un ancien ami tout en donnant des gages de séduction au confident du couple, le Juge Brack. Elle perturbe ainsi l’ordre du cercle conjugal et amical, pour finir, enceinte, par se tuer elle-même, en parfaite amatrice des armes à feu. Aurore Fattier, qui avait en 2018 adapté Othello de Shakespeare, fait beaucoup mieux qu’adapter le texte original. Avec les auteurs Sébastien Monfè et Mira Goldwicht, la metteure en scène nous plonge dans les coulisses du spectacle en répétition pour faire de ce backstage la véritable matière de sa création.

Hedda et Laura

© Claire Bodson

Laura Stijn, remarquablement interprétée par Maud Wyler, vibrante et électrique, est la metteure en scène de la pièce Hedda Gabler qui doit débuter dans quelques jours. Tendue comme un arc, d’une humeur massacrante, elle s’écroule dans la salle de repos qui sert aussi de salle de restauration, avant d’appeler une journaliste berlinoise pour une interview. Hedda Gabler est le spectacle de sa vie, elle le dit clairement. « Hedda Gabler, c’est la femme sauvage, la parcelle d’être que vous ne pouvez pas acheter. Vous pouvez la tuer mais vivante, vous ne pouvez pas la posséder. » La manière vive avec laquelle Laura décrit son héroïne laisse penser au spectateur que ces deux femmes, Laura qui parle et Hedda, qu’elle décrit, sont très proches. La passion, la soif d’absolu, la manière tranchante d’envisager la vie et les choix, sont ici partagés. D’ailleurs, quand survient Grèbe, le mari de Laura qui interprète Tesman, le mari d’Hedda, Laura le repousse sèchement. Comme elle le fait, plus au moins aussi, avec sa propre fille qui vit non loin de là dans un internat. La priorité est à son travail, à sa création, mais Louise, la comédienne qui joue Hedda, ne lui convient pas.  Et son père, Bram, que Carlo Brandt magnifie en artiste égocentrique et outrancier, qui débarque au théâtre car il n’a pas diné ! Décidément, le monde entier pèse sur les épaules de Laura, mais la première du spectacle approche.

De sulfureuses correspondances

© Claire Bodson

Progressivement, Laura va se mettre dans les pas de son héroïne Hedda, avec des pulsions et des souvenirs familiaux qui peu à peu l’envahissent. Dans les coulisses, curieusement, Louise réalise qu’elle est enceinte en incarnant Hedda, et Richard qui joue le Juge Brack poursuit Laura avec une insistance amoureuse. Hors scène, dans ces espaces qui reproduisent en écho et en les amplifiant les émotions et conduites des personnages sur le plateau, on crie, on se dispute, on se court après, on mange et on s’enivre pour conjurer le stress. Qui est ce mystérieux quadragénaire qui fait irruption au théâtre en demandant à parler à Laura ? Et si c’était le père de son enfant ? Pourquoi chacun des personnages est-il à cran ? De quoi souffrent-ils tous ? On l’aura saisi, la psyché des personnages de théâtre débordent dans les coulisses et viennent percuter, comme un écho, la vie des interprètes. Laura devient Hedda, ou le contraire, une femme fragile qui devient autoritaire et prend les attributs dominateurs des hommes pour se libérer du patriarcat, tandis que Grèbe se console avec Marie, qui joue Théa. Dans ces interstices vertigineux, les comédiens sont remarquables de vérité et d’engagement, d’autant qu’ils sont en grande partie filmés avec une caméra mobile en gros plan comme dans les films de Lars Von Trier. Une réalisation intelligente et fine, à l’image du beau spectacle, certes un peu trop long, qui emporte le spectateur comme un tourbillon d’émotions entre passé et présent.

Hélène Kuttner 

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