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“Hécube, pas Hécube” : Tiago Rodrigues entre deux tragédies

Hélène Kuttner 1 juillet 2024
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©Christophe Raynaud de Lage / Festival d'Avignon

Dans le lieu magique de la carrière Boulbon, espace minéral qui promet toutes les merveilles à la nuit tombée, Elsa Lepoivre incarne Nadia, une mère dont le garçon autiste a été maltraité par une institution spécialisée et qui demande justice à l’Etat. Dans le même temps, Nadia est l’actrice qui incarne « Hécube », le spectacle répété par une troupe de théâtre. De ces deux réalités, le combat contre la maltraitance des enfants et celui d’une reine troyenne bafouée par le pouvoir en place,Tiago Rodrigues, auteur, metteur en scène et directeur du Festival d’Avignon, tisse le fil de son spectacle. Il interroge l’intrication de la vie réelle sur le travail des acteurs et leurs personnages. Il convoque l’écho vibrant de la tragédie grecque sur nos drames contemporains. Une création portée magistralement par la troupe de la Comédie Française et reprise la saison prochaine à la Salle Richelieu après une grande tournée européenne.

Mise en abîme

©Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Ce n’est donc pas la représentation de la tragédie d’Euripide que vont incarner les acteurs de la Comédie Française, mais bien un travail de répétition, à la table, de ce texte foisonnant et complexe d’Euripide, qui raconte l’éviction et le massacre des enfants d’Hécube, épouse du roi troyen Priam, et sa détermination à se venger. Comme toujours chez Tiago Rodrigues, la pièce s’écrit au fil d’un détour : divers documents, articles de journaux, improvisations personnelles des comédiens constituent la matière d’exploration du travail dramaturgique pour revenir ensuite à l’œuvre initiale, éclatée à différents niveaux de réalité et de jeu. Sur une scène recouverte de terre, une longue table est installée avec des chaises. Au centre, une pyramide voilée de tissu noir intrigue. Il dissimule Argos, le chien d’Ulysse, sculpture monumentale et kitch qui sera dévoilée par la suite. Les comédiens, vêtus de longs costumes noirs, jupes sur pantalons souples, plaisantent, se mettent enfin au travail sous le contrôle de Denis Podalydès qui semble être le chef de troupe et qui joue Agamemnon. Autour d’Elsa Lepoivre, Nadia qui interprète Hécube, Eric Génovèse, Loïc Corbery (roi de Thrace), Gaël Kamilindi, Elissa Alloula et Séphora Pondi jouent les autres personnages et le chœur. Les jeunes pensionnaires croisent les sociétaires aguerris et c’est un total bonheur de voir ces magnifiques comédiens.

Théâtre d’acteurs

©Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Il faut le reconnaître, à l’heure où les nouvelles technologies, l’image virtuelle et les effets spéciaux viennent prendre une place majeure dans certains spectacles, le théâtre de Tiago Rodrigues n’a qu’une boussole, celle de l’acteur en tant qu’artiste, personne agissante et pensante. La manière dont Elsa Lepoivre, concentrée très sérieusement sur sa partition, en accélère la lecture parce qu’elle est déjà mobilisée par son rendez-vous avec le procureur qui suit et instruit son affaire, passant d’actrice à mère de famille, appelée à rendre justice à son enfant autiste qui a été maltraité, est remarquable. La prestation de Denis Podalydès, passant du personnage de roi autoritaire à celui de juge, minaudant sur le café, faisant diversion pour dédramatiser l’ambiance, ne l’est pas moins. Ces grands comédiens sont capables de tout jouer avec la même intensité et la même vérité et on a toujours beaucoup de plaisir à admirer la finesse d’Eric Génovèse, d’autant qu’ils sont sollicités aussi pour incarner les témoins qui comparaissent devant le juge, au moment où l’affaire de la maltraitance d’Otis, le fils autiste de Nadia, est jugée. De longs extraits de l’instruction, réécrits par l’auteur, sont ainsi mis en scène avec un grand souci de réalisme. Et la musique du chanteur Otis Redding, mort à 26 ans, en écho au prénom du gamin maltraité, inonde à plusieurs reprises la scène à plein volume. Pourquoi ce maillage entre l’antiquité et ce drame contemporain finit par ennuyer un brin ? Malgré la douleur et la révolte ressenties devant la maltraitance d’enfants si fragiles, ce sentiment d’intolérance que l’on éprouve face à de telles dérives, cette plongée dans le réel finit pourtant par tourner à vide, en raison de la multiplication juridique des détails et des faits. Alors effectivement, on peut se poser la question du poids du réel, de la difficulté à faire face, pour des comédiens qui doivent endosser des rôles. Peut-être aurait-on souhaité davantage d’Hécube avec les mots d’Euripide et la puissance de sa réflexion sur la guerre et ses effets sur le cœur des hommes. 

Hélène Kuttner

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