“Grand-peur et misère du III° Reich” : la clairvoyance de Brecht
©Simon-Gosselin
Ecrite entre 1935 et 1938, alors que Bertolt Brecht était exilé au Danemark, cette suite de tableaux au réalisme saisissant raconte la vie d’Allemands ordinaires pris dans la tourmente angoissante de la machine nazie. Julie Duclos met en scène de manière lumineuse et fine ces personnages proches de nous, dans une scénographie épurée. Une belle réussite.
Peur, fantasme et délation
Quand en mars 1933 le parti nazi gagne les élections en Allemagne, l’appareil de répression et de propagande commence rapidement à tisser sa toile d’araignée sur l’ensemble de la société, minée par la crise économique de 1929. Mise en place de la censure d’état, arrestations d’indésirables et de réfractaires, délation, peur généralisée, le pays bascule dans une terreur paralysante qui rend tous les citoyens totalement paranoïaques. Bertolt Brecht est en exil au Danemark quand il écrit cette suite de vingt-quatre scènes qui traversent tous les milieux sociaux, des bourgeois aux paysans, des bouchers aux scientifiques, des magistrats aux commerçants. Julie Duclos a eu la bonne idée de monter le spectacle dans une scénographie ouverte et intemporelle, au centre de laquelle les acteurs glissent, trébuchent, comme des animaux blessés, réduits à l’idée de fantômes par le système de la dictature en marche. Matthieu Sampeur, le scénographe, a dessiné de hauts murs avec une verrière mobile, dégageant un grand rectangle blanc comme espace de jeu éclairé subtilement par Dominique Bruguière.
Fresque cinématographique

©Simon Gosselin
Comme au cinéma, les acteurs enchaînent les scènes en endossant plusieurs personnages. Et comme toujours, au milieu du calme le plus absolu surgit un élément diabolique, signe de la terreur qui va gangrener tout l’espace social. La mise en scène présente chaque tableau avec un cartel annonçant la ville et l’année. Sur le sol javellisé d’une salle de restaurant, les bottes noires d’un SA strient le carrelage. C’est le fiancé de la domestique, qui n’a qu’à bien se tenir. Les réunions secrètes, les sacrifices sanglants pour le bien du peuple allemand, les entraînements au couteau, envahissent le calme d’une famille tremblante. A bas bruit, on s’entraîne à mentir, on dissimule ce que l’on pense. Puis, un couple de petits bourgeois cède à la délation. On entend des cris et des hurlements des personnes que l’on embarque et qui seront déportés dans un camp. Et si l’enfant de ce couple, dont le mari est instituteur, allait rapporter à l’amicale de la jeunesse hitlérienne que son père avait tenu des propos critiques envers la dictature ? La paranoïa s’immisce dans tous les pores de la peau des personnages. Mais loin d’être à distance de nous, les comédiens adoptent un jeu très contemporain, quasi cinématographique. Et le trouble se fait sentir parmi les spectateurs, face à une pièce qui pourrait être le miroir d’une bascule politique.
Comédiens engagés

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Rosa-Victoire Boutterin est magnifique dans sa composition de « La femme juive » qui décide soudain de fuir, appelant toutes ses relations au téléphone avant son « voyage » à Amsterdam, et conversant fictivement avec son mari médecin avant qu’il ne se retrouve face à elle. Saisissant et désespéré monologue qui dit tout de l’impossibilité de survivre pour ceux qui sont menacés. Philippe Duclos est admirable dans le rôle du juge, victime d’un affreux dilemme concernant l’accusation par le procureur d’un bijoutier juif insulté et battu par des SA. Que faire à part obéir quand votre vie, votre famille est en jeu ? Avec une précision démoniaque, Brecht circonscrit le champ de liberté, de libre-arbitre de chaque individu en démontant l’implacable mécanique de la dictature. Fluide, élégante, claire, la direction d’acteurs épouse avec simplicité l’évidente familiarité des dialogues de Brecht qui agissent comme une alerte dans notre époque d’instabilité politique et économique. Un spectacle indispensable.
Helène Kuttner
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