“Gabriel” : une pièce féministe de Georges Sand au Vieux-Colombier
C’est une création qui rend hommage à l’un de nos écrivaines les plus libres, les plus transgressives et les plus féministes du XIXe siècle. En 1839, Aurore Dupin, qui se fit publier sous le nom de George Sand, se lança dans un gros roman dialogué avec une trentaine de personnages, destiné à être représenté en appartement, mais qu’elle tenta déspérément de remanier durant 25 ans pour le jouer au théâtre. Le metteur en scène Laurent Delvert a eu la bonne idée d’adapter ce texte fleuve pour la scène, de réduire les personnages, et de nous rendre l’histoire de ce travestissement édifiante, passionnante et d’une belle actualité.
Mauvais genre
L’histoire française est bâtie sur le patriarcat, et le Code Civil de Napoléon, s’il codifie le mariage et le divorce, stipule que “la femme doit obéissance à son mari”. Dans une Renaissance italienne romancée, le Prince Jules de Bramantes, qui a deux fils, va privilégier son aîné par détestation du cadet. Le problème est que l’enfant de l’aîné est une fille, qui, selon les lois florentines, ne peut accéder au pouvoir. On fait donc de cette petite fille dès l’enfance un beau garçon nommé Gabriel, amateur de chasse et de combats héroïques, qui doit tout ignorer de sa nature sexuelle. Claire de La Rüe du Can, blondeur et silhouette adolescentes, campe avec bonheur cette créature chaussée de bottes dont on distingue l’androgénéité frémissante, quand Alain Lenglet (le vieux Prince) et Alexandre Pavloff (l’abbé Chiavari) manigancent un stratagème pour isoler du monde Gabriel. Mais voici que Chiavari et le serviteur Marc (Christian Gonon) doivent maintenant informer le jeune Gabriel de sa vraie nature. Les affaires politiques pressent, et dans le plus grand secret on l’informe de choisir entre rester garçon pour accomplir de grandes choses, ou de révéler sa nature féminine dans un couvent pour toute une vie !
Passion sanglante
Mais voilà que notre héros, qui souhaite rester un homme pour demeurer libre, se met à la recherche de son cousin Astoplhe (Yoann Gasiorowski) un joyeux drille joueur et buveur, écarté de la société par son père. Les deux cousins deviennent vite inséparables et à l’occasion d’une soirée déguisée où Astolphe peut présenter à Gabriel une maîtresse, ce dernier arrive déguisé en fille. La confusion est à son comble et par le filtre de l’ambivalence du désir, les deux cousins tombent amoureux l’un de l’autre. On ne dévoilera pas la suite de cet imbroglio à l’Italienne qui finira dans la jalousie et le drame, ni la terrible domination de Settimia, la mère d’Astoplhe, jouée par Anne Kessler. L’auteur tisse des dialogues flamboyants, serrés comme des noeuds, aiguisés comme des lames pour figurer la permanence du pouvoir masculin, de sa volonté de puissance sur les femmes, considérées comme des êtres superficiels et inférieurs. Gabriel, devenue femme et épouse, souffrira de ce retour de machisme et de jalousie perpétré par son mari. Le bonheur total d’un être libre n’est donc pas possible au XIXe siècle et George Sand, qui en a fait largement les frais et s’habille en homme, est d’une impitoyable lucidité.
Scénographie épurée
En deux heures, dans un écrin modernisé par un décor au cordeau, fait de paravents clairs et de praticables en métal, l’histoire s’active comme une série policière mâtinée de fantaisies grivoises. On peut regretter la froideur d’un tel dispositif, conçu pour simplifier les changements de décors, mais qui enferme, qui a tendance à glacer l’action au lieu d’en faire transpirer le mystère. Les comédiens attendent donc autour du plateau, comme autour d’une boite à jouer. Cependant, certaines scènes, passionnées, éloquentes, déchirantes, sont superbes, et font oublier les quelques longueurs d’une adaptation courageuse. Reste un spectacle mémorable et à voir, pour le talent des comédiens présents sur le plateau, mais surtout pour ce texte, brûlant, clair comme une pluie d’été, qui dit, à la lumière des pièces de Musset qui fut l’amant de George Sand, l’inégalité et la révolte d’une jeune fille face à l’emprise d’un monde masculin dont on lui interdit l’accès. C’est fort et poignant.
Hélène Kuttner
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