“Fleurs de soleil” : Thierry Lhermitte questionne le pardon
Après Inconnu à cette adresse de Kressmann Taylor avec Patrick Timsit, Thierry Lhermitte se dépayse à nouveau du monde comique pour se faire le passeur solitaire d’un texte engagé, Fleurs de soleil, inspiré d’un texte de Simon Wiesenthal, célèbre chasseur de nazis taraudé par la question du pardon.
Thierry Lhermitte, acteur de la transmission
Lorsque Jean-Marc Dumontet lui propose ce rôle adapté de Fleurs de soleil, Thierry Lhermitte, pourtant bouleversé par le livre (qu’il avait lui-même offert au producteur), est alors perplexe. Était-il légitime pour s’emparer d’un tel texte après quasiment cinquante années dans la comédie ? Il lui fallait affronter ce défi virtuose (interpréter pas moins de trois personnages à travers des récits successifs croisés) ainsi que sa crainte du seul-en-scène qu’il avait toujours fui ! Il débute par des lectures publiques, lit différentes éditions du texte, visionne des documentaires et se décide après s’être produit en Israël l’été dernier. Avec près de 130 films comme acteur, des séries télé, des rôles au théâtre, quelques incursions dans la production sans oublier ses activités en tant que parrain de la Fondation pour la Recherche Médicale, de chroniqueur santé sur France Inter dans “Grand bien vous fasse” et de moniteur d’équitation éthologique (si, si), Lhermitte confesse “avoir toujours besoin d’être mis face à une question, n’importe laquelle”. Cette fois, il est servi ! Prêt à se lancer dans ce qu’il perçoit comme “l’évocation d’une âme”, il souligne : “Je serai en mission plus qu’en interprétation.”
Genèse du récit
Ne pas croire que Fleurs de soleil – ces tournesols qui poussaient sur les tombes des soldats SS alors que des milliers de corps pourrissaient dans les ghettos, les fosses communes ou les bords de route – est un récit concentrationnaire, du moins pas seulement. Si tous les témoignages de rescapés contribuent à édifier une mémoire des camps qu’on ne cernera jamais tout à fait, celui-ci fait un pas de côté en interrogeant la reconstruction intime des survivants plus encore que l’horreur du système concentrationnaire. Célèbre chasseur de nazis devenu la conscience et la voix de six millions de victimes juives de la Shoah comme des millions d’autres assassinées (résistants, communistes, homosexuels, Tziganes…), Wiesenthal, disparu en 2005, nous parle depuis les camps de travail mais surtout depuis sa libération le 5 mai 1945. Comment se sentir libre à l’intérieur quand la mémoire ne cesse de ramener à un souvenir obsédant ? “En juin 1942, à Lemberg, dans d’étranges circonstances, un jeune SS à l’agonie m’a confessé ses crimes pour, m’a-t-il dit, mourir en paix après avoir obtenu d’un Juif le pardon.” C’est en ces termes que Simon Wiesenthal relate la genèse de son récit The Sunflower publié en 1969, vendu à plus de dix millions d’exemplaires dans trente pays. Obsédé par cet instant ineffable qui l’empêcha de trouver toute forme de paix jusqu’à la fin de sa vie, il décide de le raconter en posant la question qui, aujourd’hui encore, en raison de sa portée politique, philosophique et religieuse, mérite réponse : fallait-il accorder une telle grâce à ce bourreau parmi les bourreaux ?
Une puissante réflexion sur le pardon
Le spectacle s’ouvre avec la lettre d’Albert Speer, architecte et ministre de l’Armement du Reich sollicité par Wiesenthal et condamné à vingt ans de prison au procès de Nuremberg : “Devriez-vous me pardonner, si je ne peux me pardonner à moi-même ?” Le ton est donné. Après l’enfermement, si la vie reprend ses droits là où hier ne régnait que le néant, l’ex-détenu reste enfermé dans une obsédante interrogation : peut-on tout pardonner y compris l’impardonnable ? La question charrie un chapelet de pistes de réflexion : Simon devait-il absoudre ce soldat SS mourant ? Le pouvait-il seulement ? Peut-on accorder soi-même une rédemption au nom d’autres victimes ? Donner la justice n’est-il pas faire un geste vers le pardon ? Peut-on y répondre si l’on n’a pas été la victime directe ou indirecte de ce génocide ? Faut-il “pardonner à qui demande le pardon mais ne jamais oublier” comme le préconise Marek Halter ? Avant sa publication, l’auteur a de fait adressé son manuscrit à plusieurs personnalités de son époque (Matthieu Ricard, Lytta Basset…). À toutes, il pose la même question : “Qu’auriez-vous fait à ma place ?” Les points de vue se croisent sans apporter de réponse définitive. Parmi d’autres, celui de l’écrivain roumain Petru Dumitriu, l’un des préférés de Lhermitte parce qu’il souligne que la civilisation n’est pas un état de grâce mais un travail : “La civilisation est toujours à recommencer, l’homme est une question de persévérance.”
Un spectacle nécessaire
Seul en scène, Thierry Lhermitte retranscrit avec une grande sobriété l’accablement et l’incompréhension des millions d’hommes et de femmes victimes de l’horreur nazie. Délaissant le jeu d’acteur pour privilégier la transmission, il nous plonge dans la psyché d’un homme qui apprend à ses dépens que le pardon ne se décrète pas. Sa silhouette n’a pas bougé, sa voix non plus, mais il nous fait très vite oublier la désinvolture narquoise du Popeye des Bronzés ou du Pierre Brochant du Dîner de cons ! Regard grave, ton granitique, il reste de bout en bout au service de ce récit édifiant adapté par Daniel Cohen et Antoine Mory. Peu à peu, les pièces d’un puzzle douloureux s’étalent dans un bel éclairage en clair-obscur (Jacques Rouveyrollis) nous exhortant à nous interroger à notre tour : qu’aurions-nous fait à sa place ? Si la mise en scène de Steve Suissa ne tire pas toujours le meilleur parti des situations (la présentation sur écran des différentes figures morales choisies pour étayer le fil de la réflexion est un brin monotone), Fleurs de soleil s’impose, au-delà du travail de mémoire, comme un texte d’une incontestable portée historique et humaine. Un spectacle plus que jamais nécessaire, sous-tendu par un constat implacable : le pardon ne s’extorque pas, il se donne. Passionnant et propice au débat.
Myriem Hajoui
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