Festival d’Avignon 2024 : nos coups de cœur suite / 4
Il est encore trop tôt pour dresser un bilan de la fréquentation des salles dans le Off, mais une chose est sûre, les spectateurs épris d’histoires, d’émotions, de sensations et de surprises se pressent dans les salles climatisées qui, pour certains spectacles, affichent déjà complets. Nous poursuivons donc notre sélection de nos spectacles coups de cœur dans un festival qui bat son plein.
Lettres à Anne au Théâtre Transversal
Il n’y a d’amour éternel que contrarié. Méfiez-vous d’un amour paisible où tout va bien ! Cette phrase, prononcée par François Mitterrand et destinée à son amante secrète Anne Pingeot, pourrait parfaitement résumer la relation amoureuse entretenue durant trente deux ans entre l’ancien Président de la République et Anne Pingeot. L’histoire de ces deux êtres, liés à la vie et à la mort, débute à la fin des années 50 à Hossegor, dans les Landes. Anne est la fille de Pierre Pingeot, un industriel auvergnat catholique et conservateur, proche des Michelin. Mitterand remarque la jeune fille de bonne famille alors qu’elle est adolescente, et c’est lorsqu’elle atteint ses vingt ans que se noue une relation amoureuse profonde, magnétique et spirituelle, entre la jeune adulte passionnée d’art et de vitraux, qui fréquente assidument les églises, et l’homme politique de vingt-sept ans son aîné. Ces lettres publiées par Anne Pingeot, vingt ans après la mort de Mitterrand, constituent la fabuleuse matière d’un spectacle captivant conçu par Céline Roux, qui a adapté, avec Alice Faure qui signe la mise en scène, cette foisonnante correspondance.
Dans une scénographie épurée et de somptueuses lumières, Céline Roux incarne avec sa présence sculpturale, sensuelle et poignante l’amante séduite, fascinée puis révoltée, en lutte permanente entre sa dépendance amoureuse et son désir d’indépendance. Samuel Churin, assis dans un élégant fauteuil blanc, compose un Mitterrand épris et respectueux, amoureux et poète, qui dessine à la manière du surréaliste Paul Eluard son rêve de passion, alors qu’il n’a jamais songé à quitter sa femme Danielle. « Une clarté » pour lui, « une chance de vie » pour elle, ce que l’on comprend magnifiquement dans ce spectacle subtilement mis en scène et servi par la musique de Niki Demiller, c’est la complexité, la richesse intellectuelle, spirituelle et charnelle de cette relation condamnée au secret, et qui a résisté à tout. Au temps, aux intrigues et à la maladie. C’est magnifique.
Du 29 juin au 21 juillet à 11h, relâches les mardis.
Le repas des gens au Théâtre des Halles
Un couple débarque, ébahi, sur la scène du théâtre sur laquelle trône, sur un drôle de podium, une table impeccablement dressée. Justement, c’est l’heure du dîner et le directeur du théâtre, un cousin éloigné du couple, les a invités. Robert et sa femme, en pardessus pour la pluie, nous font face en nous observant de leur mine hagarde, entre stupéfaction et crainte. Qui sommes-nous, les spectateurs prêts à observer, les yeux et les oreilles grandes ouvertes, le spectacle qui s’offre à nous, sans dire un mot ? C’est ce que nous demande la femme dans un sourire coquin, qui reproche sans cesse à son mari Robert de ne rien dire. Ils dînent à heure fixe et ne sortent jamais de leur quartier dans lequel tout le monde se connaît. On partage les repas et les machines à laver, mais on n’est jamais allés au théâtre. La géniale pièce de François Cervantes, auteur et créateur d’une cinquantaines de textes, et dont la compagnie, L’Entreprise, est associée au Théâtre National de Marseille, met face à face, avec la candeur d’un enfant, deux mondes qui n’ont rien à voir l’un avec l’autre. Robert et sa femme vont dîner, face à nous, et un troisième personnage, vêtu en serveur, leur apporte les plats. C’est au dîner que ces deux-là se parlent, car en journée on n’a rien à se dire.
Et ils se confient avec bonheur et drôlerie, tout en commentant la saveur des plats servis, alors que la scène vire peu à peu au burlesque en raison de l’ébriété coquine de Madame, de la maladresse délicieuse de Monsieur, de la vie et de la mort qui jouent sereinement au yo-yo. Le vin se répand dans le consommé de poule, puis dans le sac à main de la dame, la salle à manger déménage, la fantôme d’une jeune fille noyée ressurgit des cuisines telle Ophélie dans Hamlet, la fille du couple arrive sans pouvoir lutter contre une aphasie du langage. Le serveur lui aussi se met à raconter sa vie, à table et la vie bien réglée du diner en famille se dérègle en glissant dans un cauchemar joyeux, une farce surréaliste qui embarque le public dans un flot de rires. Il faut dire que l’immense talent des comédiens, Catherine Germain, incroyable, Julien Cottereau, lunaire, Stéphan Pastor, démoniaque, ainsi que Lisa Kramarz et Fanny Giraud qui jouent les deux jeunes filles, rend ce spectacle unique. Le théâtre, qui est l’art du présent et qui s’adresse à l’ensemble de la communauté des hommes, se fait ici vecteur d’humanité, de partage, de joie et de poésie. Superbe.
Du 29 juin au 21 juillet à 18h45, relâches les mercredis.
Lumière ! au Théâtre du Girasole
Bientôt tout le monde sera éclairé par l’électricité et personne ne saura que tout ça a existé. C’est Thomas Alva Edison, né en 1847 et mort en 1931, qui s’exprimait ainsi. L’inventeur aux mille brevets, celui qui a façonné notre monde moderne en inventant le phonographe et l’ampoule électrique à incandescence, était aussi un redoutable homme d’affaires. Mais il n’était pas le seul inventeur aux Etats-Unis à cette époque. Georges Westinghouse, son contemporain, ingénieur et industriel puissant, conteste le principe d’alimentation électrique en courant continu défendu par Edison et défend avec son ami Nikola Tesla, célèbre inventeur serbo-américain, l’innovation du courant alternatif, plus puissant et plus rentable pour une diffusion dans tout le pays. Impuissant à contrer ses concurrents, Edison se lance donc dans une campagne de presse effrénée en démontrant le danger mortel du courant alternatif, allant jusqu’à financer secrètement des expériences sur des animaux électrocutés.
Le comble de l’horreur arriva lorsqu’Edison finança Harold P. Brown, l’inventeur de la chaise électrique en 1890, afin de démontrer les dangers du courant alternatif ! Comment la course au progrès, au bonheur humain peut elle aboutir au plus grand désastre ? Pourquoi le meilleur et le pire sont-ils souvent liés ? Stéphane Landowski est l’auteur de cette pièce palpitante qui voit s’affronter deux couples, les Edison et les Westinghouse, dans un décor en forme d’établi dans lequel ampoules et fils électriques sont rangés au millimètre. Maxence Gaillard, qui assure la mise en scène, incarne Edison et Lauriane Lacaze son épouse, tandis que Guillaume d’Harcourt et Lou Lefevre sont les Westinghouse. La mise en scène enlevée dynamise des scènes rondement menées avec l’irruption de Tesla, Ethan Oliel ou Romain Arnaud-Kneisky et Mathias Marty dans le rôle de Kemmler, le premier condamné à la chaise électrique. Un spectacle qui navigue entre la lumière et l’ombre, pédagogie et histoire. A savourer.
Du 3 au 31 juillet à 15h30, relâches les 8 et 15 juillet
A l’ombre du réverbère au Théâtre Transversal
Du théâtre poignant, un moment dramatique en forme d’uppercut, dont on ressort grandi et ébranlé, le cœur en écharpe et les émotions en vrac, c’est ce qui ressort de cette heure et quinze minutes passées en compagnie de Redwane Rajel, ancien détenu en quartier de haute surveillance, révélé au théâtre et à la vie par Olivier Py et Enzo Verdet, aujourd’hui comédien avec Joël Pommerat. Après six ans de détention, dont un procès et un passage de deux ans au Centre Pénitentiaire du Pontet près d’Avignon, durant lesquels il a fait la rencontre d’Olivier Py et d’Enzo Verdet dans le cadre d’un atelier théâtre, Redwane Rajel se raconte sur le plateau, avec la complicité bienveillante pour l’écriture de Bertrand Kaczmarek, ancien directeur adjoint de plusieurs établissements pénitentiaires de Rhône-Alpes, aujourd’hui professeur agrégé de philosophie et d’Enzo Verdet, auteur et comédien. Le plateau est cerné d’un miroir qui se déplie en angle comme un livre ouvert, un banc rouge fait office de lit, une servante, lumière de la scène, seront les éléments de la cellule de 9m2 dans laquelle le personnage s’est débattu durant de longues années. La vie est un combat, et Redwane Rajel, physique élancé de boxeur poids plume à moyen, nous l’explique avec une élégance mêlée de dignité, un charisme évident et une humanité royale. Garçon choyé par sa mère et sa tante, adolescent trop bagarreur dans une cité à Avignon, militaire obéissant, qui a cependant échappé à l’infanterie parachutiste, qui fut dirigée par le Général Bigeard en pleine guerre d’Algérie, Redwane se trouve rattrapé par des actes qui ne sont pas nommés, réduit durant deux ans à l’isolement et privé de visite de ses enfants.
Ce qu’il nous raconte, grand corps musclé posté devant nous, les yeux noirs et vibrants d’émotion, c’est le quotidien de la violence en prison, la promiscuité perverse et la solitude qui rend fou, l’espionnage en bandes organisées et l’entraide merveilleuse qui peut surprendre, les bouts de ciel bleu qu’on aperçoit en se tordant le corps, à travers le triple grillage de la fenêtre, l’oisiveté qui mène au désespoir, les punaises de lit qui déchirent le corps, les appels au suicide pour se faire soigner. Mais la beauté du spectacle vient des images, des réminiscences qui traversent cette épreuve comme les rayons d’un soleil d’hiver, réchauffant la dureté de la souffrance. Images d’une mère aimante et dévorante, d’une tante magicienne amoureuse de culture, d’une enfance heureuse et solaire. Et puis la découverte de cet atelier de théâtre, auquel Redwane, sous l’impulsion de quelques camarades de détention, participe avec la ferveur d’un survivant, l’illumination d’un rescapé. Prométhée, Hamlet, Antigone seront les guides de ce nouvel acteur qui doit projeter sa voix d’or et son corps sculptural, la vie se respire à travers les premiers voyages en train à Paris, avec le risque avéré que tout puisse capoter à tout moment. « Je suis né ce jour là, comme un nouveau-né crie en naissant au monde » nous confie l’acteur, qui aujourd’hui participe à des ateliers de justice restaurative. Une performance édifiante.
Du 29 juin au 21 juillet à 21h30, relâches les mardis.
Hélène Kuttner
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