Festival d’Avignon 2023 : de “Welfare” au “Jardin des délices”
Avec « Welfare », Julie Deliquet nous plonge dans la misère sociale en adaptant le brillant documentaire du cinéaste Frederick Wiseman et transforme la Cour d’Honneur en centre d’accueil pour les plus démunis. Dans la Carrière de Boulbon, Philippe Quesne nous transporte dans le célèbre tableau de Jérôme Bosch « Le Jardin des délices » pour une représentation onirique et folle de notre humanité débarquée d’un autobus avant le déluge. Quand le théâtre suspend les spectateurs entre la terre et le ciel.
“Welfare” : un gymnase dans la Cour d’honneur
Comment adapter un film documentaire, tourné en 1973 dans les services sociaux à New York, en fresque sociale actuelle qui traduirait notre société et ses malaises ? La metteure en scène Julie Deliquet, dont c’est la quatrième adaptation cinématographique, a répondu cette fois au désir du cinéaste Frederick Wiseman, 93 ans, de se voir confier la mise en scène de ce formidable documentaire en noir et blanc qui ressort aujourd’hui sur les écrans. A la tête du Théâtre Gérard Philippe de Saint-Denis, cette artiste passionnée par les questions sociales, attachée à un travail basé sur le collectif, se devait de répondre favorablement à cette offrande d’un maître âgé de cinquante années de plus qu’elle. La transposition du film à la scène s’opère donc par l’installation d’un gymnase grandeur nature, avec tapis de sol et barres d’escalade, où viennent défiler ces damnés de la terre, mères de famille en fin de droits abandonnés par leur mari, couple de quadragénaires bohèmes mais fatigués par la cocaïne, ingénieur chômeur brillant en fin de droits sociaux, ex-prisonnier en réhabilitation professionnelle dont l’appartement a brûlé.
Une femme les reçoit un à un, dans la lumière éclatante qui réunit les spectateurs à leurs voisins d’humanité. L’espace entre les uns et les autres est de fait démultiplié, et les personnages se parlent de loin, à la manière des échanges dans les vaccinodromes mis en place durant la crise de la COVID19. Un policier prévient toute violence inhérente à ce genre de situation qui, on le sait, aboutit souvent par un conflit entre le demandeur et l’administration qui ne peut répondre favorablement et immédiatement à la détresse des gens. Les comédiens qui les incarnent sont étonnants de justesse et de sincérité, avec une mention pour le Mr Hirsch de Zakariya Gouram, personnage beckettien en quête d’une transcendance à venir. Pourtant, et malgré la belle énergie des acteurs, l’action du spectacle s’enlise, les dialogues s’alourdissent de répétitions stériles, comme si le passage au plateau n’avait pas été suffisamment négocié, réadapté. Du coup, si on s’attache à l’émotion de scènes très fortes, l’ennui de cette description de la misère nous gagne et le spectacle rate son objectif. C’est dommage. Peut-être cette production destinée à être présentée dans la Cour d’Honneur trouvera-t-elle une meilleure place dès la rentrée dans des théâtres moins vastes.
« Le Jardin des délices » : un voyage initiatique vers l’ailleurs
Quel bonheur ! De retrouver, après sept années de réfection et de travaux, la carrière de Boulbon à l’heure où le soleil se couche, dans une mi-pénombre minérale qui déploie ses rocailleuses falaises gris blanc, faisant des grappes de spectateurs que nous sommes des bouquets d’humains minuscules devant cette nature magistrale. C’est d’ailleurs le sujet du célèbre tableau de Jérôme Bosch (1450-1516), surnommé par ses contemporains « le faiseur de diables », une peinture encore mystérieuse et soumise à d’éternelles interprétations de ces créatures dénudées, s’adonnant à toutes sortes d’actions dans la douceur du Paradis ou le chaos de l’Enfer. Philippe Quesne, artiste plasticien qui célèbre les vingt ans de son collectif le Vivarium Studio, fait son miel de ce thème et de ce lieu magique en y déployant un spectacle de tous les possibles, une épopée futuriste et médiévale qui tente d’inventer un monde meilleur en plongeant dans une fantasmagorie de western écologique et de réflexion métaphysique.
Dans la carrière nue comme un cratère, des rockers au look de cow-boys, hommes gainés dans des jeans moulants et des blousons de cuir, filles au cheveu platine et au corps adolescent, débarquent avec leurs bottes santiags, comme en apesanteur, d’un bus tout blanc. « No stress, keep cool » semble être le credo de ces créatures à la bienveillance lénifiante qui se déplacent avec une grâce féline, une élégance sensuelle. Le bus cinématographique, tout droit sorti d’un film de David Lynch, allume soudain ses phares brillants et jaunes comme des yeux de loup et c’est un monde d’instruments et d’objets cocasses qui apparaît : flutes à bec, harmonium, tambourin, guitare, pierre ovoïde géante qui roule et semble le cœur de notre humanité. Et on s’installe en cercle, on joue et on chante à l’ancienne, communauté de hippies qui croient en un monde meilleur, avant de dépecer l’autobus à l’aide de perceuses électriques et de pioches qui font jaillir de joyeux feux d’artifice !
Bienvenue au délire de tous les possibles, l’un des personnages chante du Purcell avec une voix de haute-contre en jouant du violoncelle avant de se muer en conférencier spécialiste de l’art de la Renaissance flamande, un autre anime une conférence new-âge qui érige la démocratie en susurrant ses consignes comme des secrets érotiques. On rit sans cesse de ce non sense très anglais, on admire l’imagination et le talent débridé, d’une profonde liberté, de ces interprètes tout terrain qui parviennent, grâce à une mise en scène d’une délicatesse ingénieuse, à nous balader dans le jardin de nos fantasmes et de nos rêves. L’habillage musical et lumineux, capable de créer et de supprimer le chant des grillons, l’orage et les éclairs grâce à une chorégraphie technique sophistiquée, ne prend jamais le dessus sur l’humain. Et c’est ce qui est très beau dans cette création qui laisse flotter en nous une galaxie d’imaginaires féconds, de références enrichissantes, des bulles d’humour, d’amour, de légèreté et de fantaisie, pour contrer la pesanteur et le sérieux du monde réel. Merci.
Hélène Kuttner
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