Fanny et Alexandre : Ingmar Bergman déferle à la Comédie-Française
Avec une troupe vibrante, composée d’une vingtaine d’acteurs, la jeune metteur en scène Julie Deliquet, qui nous avait déjà ravis avec Oncle Vania au Vieux-Colombier, revient cette fois avec un scénario d’Ingmar Bergman profondément autobiographique. La vie, la mort, l’amour, la famille, le couple et surtout le théâtre s’invitent sur scène dans un débordement d’émotions et de talents pour le meilleur.
Le théâtre de la vie
Comment obtenir le meilleur d’une troupe de comédiens qui sont déjà très bons ? Comment insuffler cette harmonie, ce flux de vitalité et de névroses, de nerfs et de viscères, d’art, de beauté et de laideur qui sont présents dans l’œuvre du grand cinéaste suédois ? Avec la scénariste et romancière Florence Seyvos et sa collaboratrice Julie André, Julie Deliquet, 38 ans, a plongé les comédiens de la troupe dans un tourbillon de déconstruction du texte avant de reconstruire le spectacle, en s’inspirant de leurs improvisations. Les personnages que nous voyons apparaître sur le plateau, Oscar Ekdahl, le directeur du théâtre, joué par Denis Podalydès, sa femme Émilie – Elsa Lepoivre – et sa mère Helena – Dominique Blanc –, sont les héros de Bergman, ses doubles autobiographiques, en même temps que les comédiens eux-mêmes. La confusion et l’émotion sont à leur comble lors de la scène d’introduction, où Denis Podalydès, dans le déguisement du père d’Hamlet, s’adresse aux spectateurs pour les prévenir, comme dans Shakespeare, que le divertissement auquel ils vont assister se situe entre le réel et la fiction.
Entre le rêve et le cauchemar
La première partie est flamboyante et se situe lors des fêtes de Noël. La troupe est joyeuse, et les personnages hauts en couleur. Hervé Pierre fanfaronne en restaurateur grivois alcoolisé et très coquin, son épouse Florence Viala, comédienne, tâche de le contrôler sans succès, tandis que Laurent Stocker, qui joue le frère d’Oscar, et sa femme, Véronique Vella, rivalisent avec brio d’hystérie et de névrose conjugale. Dominique Blanc, qui joue Helena, se lance dans des monologues de théâtre classique, Ibsen ou Tchekhov. C’est que les comédiens font preuve d’une inventivité et d’une puissance comique et lyrique qui ravissent le public, chacun nourrissant son personnage avec sa veine. Les enfants, Fanny et Alexandre, qui vont assister au basculement de ce monde idyllique, sont incarnés par les plus jeunes de la troupe, Rebecca Marder et Jean Chevalier, remarquables eux aussi. Tout ce petit monde investit même la salle, tonitruant et joyeux, jusqu’à la mort brutale sur scène, comme Molière, d’Oscar, qui laisse une famille en pleurs.
Rigorisme protestant
Dans la deuxième partie, le lyrisme joyeux passe à l’orage, à l’horreur. Émilie, devenue veuve, se remarie avec un évêque enflammé par la rigueur protestante, qui va terroriser les enfants. Thierry Hancisse, plus vrai que jamais, incarne Edvard Vergerus, alors qu’Anne Kessler est prodigieuse de perversité dans le rôle d’Henrietta, la sœur bigote. Éric Ruf a transformé l’espace libre du plateau en une pièce quadrillée de carreaux, la violence d’Edvard se fait croissante sur Alexandre et l’atmosphère vire vite au cauchemar. Le seul bémol que l’on pourrait reprocher à la mise en scène est de nous livrer en direct, sans fard, la crudité des coups portés aux enfants sur leurs corps. Mais c’est aussi pour mieux faire opérer la magie du changement d’espace, lorsque Gilles David, l’antiquaire juif, et son neveu Aron, Noam Morgensztern, parviennent à faire glisser les personnages de nouveau dans leur famille d’origine. Où est-on finalement ? Est-ce un rêve, un cauchemar ou la vraie vie ? Est-on au théâtre ou dans la vraie vie, semblent se demander tous ces personnages, les acteurs et nous-mêmes, spectateurs de ces mises en abyme dignes de Pirandello. Eh oui, nous sommes bien au théâtre où la vie flirte avec l’amour et la douleur, le burlesque avec la cruauté, comme dans la vraie vie.
Hélène Kuttner
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