“Et si c’était eux ?” : la roulette russe des maisons de retraite
Au Théâtre du Vieux-Colombier, Christophe Montenez, sociétaire de la Comédie Française et son ami Jules Sagot, comédien issu du collectif des Bâtards dorés, ont imaginé une fable terrible et renversante sur le thème de la retraite des comédiens, en s’inspirant de la véritable maison du Pont-aux-Dames que le comédien Constant Coquelin avait imaginée il y a plus d’un siècle. Aujourd’hui, ce sont les citoyens qui votent pour attribuer ou pas des subsides à trois Ehpad dans un show télévisé animé par une vedette survoltée. Quand la vie dépend de ceux qui s’en amusent, les spectateurs assistent à une comédie cruelle sur la fin de carrière et de vie par ceux qui font profession de se moquer de nos vies.
L’envers du décor
En pénétrant dans la salle du Vieux Colombier, un impression étrange saisit le spectateur : celui de visiter l’envers du décor, celui des loges et du maquillage, de la régie et du minutage d’une représentation que l’on prépare avec une précision de métronome. Sur le plateau, Alain Lenglet et Florence Viala sont assis face à leur miroir, couple de seniors sans âge, avec des rides sur le visage et des bleus à l’âme, engourdis dans une fatigue chronique et statufiés par une raideur musculaire qui les met dans un état d’hébétude. Martin et Francine vont devoir jouer leur propre rôle lors de l’émission grand public animée par Alban-Laurent Stocker à grands renforts de jingles publicitaires et de sondages express. C’est Lisa Oullala, Elissa Alloula, qui prépare minutieusement le timing et les enchaînements de ce show qui doit mettre en concurrence trois Ehpad pour anciens artistes, afin que l’un d’eux obtienne les subsides qui lui permettent de fonctionner. Martin et Francine doivent donc émouvoir le public, tandis que Séraphin Bouderoux, incarné par Sébastien Pouderoux, s’évertue à évoquer ses plus beaux rôles et ses mises en scène notoires, que Judith Siquaire-Julie Sicard défend avec une gouaille d’avocate ses 90 rôles au cinéma et l’honneur des artistes, et que Patrick, un fort en gueule joué par Dominique Parent, fait son show avec une énergie et un volume sonore de jeune homme.
La vie comme une roulette russe
Comment traitons-nous nos aînés ? Que nous réservent nos vieilles années, celles de nos proches, à l’heure du scandale des Ehpad et de la maltraitance qui y a été parfois relevée ? C’est le grand acteur Constant Coquelin qui en 1900 lance l’idée d’une maison de retraite pour comédiens âgés et sans ressources. Sur les ruines d’une ancienne abbaye, dans le village de Couilly-Pont-aux-Dames en Seine et Marne, un bâtiment de 60 chambres accueillera les anciens de la Comédie Française, grâce aux dons, galas et tombolas qui permettent de la financer. Dans une France qui ressemble étrangement à la nôtre aujourd’hui, le financement de tels établissements pose problème et on est obligé d’en passer par le bon vouloir du public et d’un vote dans une émission télévisée, où les pauvres artistes se transformeront en singes savants, en clowns, ou en crooners sur le retour pour séduire l’audimat. D’une première partie remarquablement réglée, où Laurent Stocker est un animateur plus que survolté, bourré de tics et d’une drôlerie renversante, on passe à une seconde partie plus nostalgique, plus réaliste où la réalité de cette fin de vie prend des allures de fin de partie.
La tumeur de l’indifférence
En cherchant à montrer comment le financement des ces établissements pouvait atteindre un aspect aussi aléatoire qu’un vote de téléspectateurs sur les réseaux sociaux, les deux auteurs et metteurs en scène interrogent ainsi la valeur de la vie de nos ainés et la marchandisation du troisième âge aujourd’hui, à l’aune d’une privatisation qui se fait majoritaire. L’émission de télévision, menée tambour battant, prend des allures de numéros de cirque avec une volonté de ridiculiser les vieux acteurs, de les rendre pitoyables malgré leurs histoires. Le spectacle provoque ainsi des moments de malaise car le trait est cruel, la description féroce. On rit, mais jaune, tant la démonstration est grotesque. Il faut dire que les comédiens ainsi maquillés et perruqués par Cécile Kretschmar, sont hallucinants de vérité, poignants d’émotion. La performance qu’ils réalisent tous est remarquable. Restent des moments plus discutables, notamment dans la deuxième partie où l’émission progressivement dérape de manière glauque et totalement délirante, avec l’intrusion d’un vieux chanteur de rock qui veut casser la baraque, campé par Clément Bresson. La fin, elle, est particulièrement touchante avec le couple Francine et Martin qui décident d’aller, main dans la main, tutoyer les étoiles. Il faut un sacré talent pour ainsi nous faire basculer dans ce monde poudré par les cheveux cendrés, ralenti par la lenteur et troué par les bulles d’absence de mémoire. Un défi relevé haut la main.
Hélène Kuttner
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