“Et pourquoi moi je dois parler comme toi ?” : l’évidence d’un spectacle coup de poing
Dans un spectacle élaboré depuis quatre ans, qu’elle a conçu avec le musicien Nicolas Repac, Anouk Grinberg fait revivre les textes rares des exclus, des fous et des cabossés de la vie, connus ou pas, qui ont pu être recueillis et réunis dans un livre. A mi-chemin entre poésie surréaliste, cri du coeur ou séisme lexical, ces écrits permettent aux deux artistes, mis en scène admirablement par Alain Françon, de nous offrir un moment théâtral exceptionnel et nécessaire.
Les poètes ne meurent pas
Quelle fantastique idée ! Quel défi aussi de chercher à faire entendre la parole, écrite, dans des lettres ou des journaux intimes, de ceux qui ne l’ont pas. Des fous, des internés, des séquestrés, dans ce qu’ils ont de plus puissant à nous dire, avec des mots que n’auraient pas reniés les plus grands poètes. D’ailleurs, Henri Michaux, Emily Dickinson, Robert Walser, qui sont aussi passés par des épisodes de folie, font partie du spectacle. “L’écriture est mon arme secrète. J’adore appuyer sur la gâchette, balancer des munitions pour faire péter le son et me faire entendre” écrit Babouillec, autiste, dans Algorythme éponyme (Ed. Rivages). Romain, un jeune garçon de 14 ans incapable de parler, Justine Python et sa sa soeur Berthe Vaucher, Jeanne Tripier ou Lotte Morin Jego, pour n’en citer que quelques uns, ont laissé sur le papier des écrits déchirants d’émotion, dans une langue parfois déstructurée, maladroite, à la syntaxe étrange, mais parfois aussi avec la fluidité et l’évidence d’un cri de révolte parfaitement clair lancé à la société, à la police et à l’Etat qui décidèrent de les enfermer, parfois durant plusieurs dizaines d’années, de manière terrible.
“En Sibérie, le corps reste sur la Terre et on peut garder le haut de forme”
Ainsi s’exprime l’un des auteurs du spectacle, après qu’une aristocrate ait prétendu avoir au moins 129 ans et avoir assisté à l’enterrement de Victor Hugo ! Anouk Grinberg, fine silhouette coiffée d’un bob en feutre noir, redouble d’habileté scénique et se fait tour à tour jeune clown, vieille épouse délaissée et enfermée durant la guerre de 14-18, ouvrier ou jeune amoureuse swinguant. Mobile et rapide, modulant son timbre de voix, son accent, son débit de manière spectaculaire, elle se transforme à la vitesse de l’éclair et avec la légèreté d’un lutin pour nous faire traverser des univers différents, dans l’histoire, la sociologie et la géographie. Nicolas Repac, entouré de ses percussions, ses guitares de tous gabarits, tambourins et boite à musique, est lui aussi conteur, musicien et chanteur dans le spectacle dont il occupe une place à part entière. Vêtu lui aussi d’un ample pantalon et d’un chapeau, il forme avec la comédienne un duo céleste, comme les guides d’une plongée dans l’intime, une caisse de résonance de toutes les paroles non dites, confisquées ou étouffées, qui, par la grâce de la plume ou du crayon, reprennent vie comme de l’art brut. C’est magnifique.
Hélène Kuttner
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