Espæce d’Aurélien Bory : à mots comptés
Espèce et Espace sont des obsessions (poétiques, philosophiques et scénographiques) d’Aurélien Bory. Comment, à partir de Pérec, ce génial inventeur de formes indisciplinaires met-il en boîte l’espèce humaine ?
Sur cet immense tableau noir, des mots se forment, des phrases donnent corps. Sans chercher à l’adapter tel quel, page par page, Aurélien Bory puise davantage dans la structure d’Espaces d’espèces, de Georges Pérec, que dans son contenu. Ainsi, restitue-t-il l’esprit de l’essai, dans la moindre de ses respirations, défiant toutes les règles de la gravité et des équilibres, pour donner la parole aux corps, cela jusqu’au vertige. D’où le titre du spectacle qui contracte les deux termes : Espæce.
Aurélien Bory, arpenteur de vide
À la croisée du cirque, du théâtre, de la musique et des arts visuels, ce créateur polymorphe donne à voir les habitants lettrés d’une œuvre polysémique. Écrasés par l’aspect monumental des murs, ceux-ci doivent rivaliser d’imagination avec des parois mouvantes. Sans cesse reconfiguré, le vaste plateau est effectivement tout entier occupé par de grands panneaux sur roulettes, qui prennent des allures d’usine, d’immeuble ou de bibliothèque.
Le metteur en scène, fondateur de la compagnie 111, se distingue toujours par des scénographies puissantes. Et plastiquement, c’est très réussi. Les lumières sculptent les corps, découpent l’espace.
Avec les interprètes, on voyage beaucoup. De la réalité, proche de l’ennui, on bascule dans un univers cauchemardesque, au gré de ces va-et-vient entre deux états de conscience. Une dualité qui s’exprime dans des changements de registres, y compris gestuels. Au risque de s’y perdre !
Mais ponctué de scénettes et de prouesses acrobatiques, le spectacle se suit volontiers, avec ces êtres qui s’adaptent sans cesse, cherchent des échappatoires, passent d’un espace à un autre sans se cogner. Les corps réussissent à construire des choses architecturalement complexes. La chanteuse baroque, Claire Lefilliâtre, tranche avec la bande-son anxiogène. D’abord timide, sa magnifique voix – humaine – se déploie dans l’espace, jusqu’à tout recouvrir.
De l’écrit au cri
Peu de mots, pour un spectacle les mettant à l’honneur. Il faut attendre longtemps pour entendre parler le comédien – impressionnant Olivier Martin-Salvan. Mais tout d’un coup, c’est une logorrhée. Avec Aurélien Bory, les contrastes sont saisissants. Entre la parodie d’opéra et le sketch libérateur, on se libère des tensions. Sauf qu’aussitôt, plane l’ombre de la mère de Perec, disparue à Auschwitz. Douleur indicible.
Au cœur du spectacle : la nature humaine, dans toute son étrangeté. Porté par cinq personnes, comme s’il s’agissait des cinq doigts de la main, le spectacle évoque, en creux, le mystère du vide. Tout le monde est attentif à la situation de l’autre, mais sans l’aider. Chacun observe plutôt ce qui advient. Sauve qui peut (sa peau) ! Malgré tout, ils s’unissent pour s’opposer au tragique, par l’humour, la musique, l’acrobatie.
L’art d’Aurélien Bory relève d’une écriture. Comme on formule une phrase avant de l’écrire, l’artiste conçoit une forme avant de la jeter sur le plateau, et les lignes s’enchaînent comme des mots qui couleraient de source. De source : c’est bien de cela qu’il s’agit, car tout est jaillissement. Éprouvant les lois physiques, observant la machinerie, le flux et reflux de la matière, ce décidément grand artiste n’a de cesse de chercher le chemin qui mène au dedans.
De telle sorte que les mots – porteurs de réflexions existentielles sur le verbe, le livre, et au-delà la mémoire, sur l’espèce humaine, sa trace et sa disparition – sont ici magnifiquement mis en abyme. À mots comptés.
Sarah Meneghello
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