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Emmanuel Borgo : “Le butô permet de tout exprimer librement”

Camille Venin 13 juin 2020
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Rencontre avec Emmanuel Borgo, un danseur professionnel qui s’est pris de passion pour le butô. Il nous parle de sa carrière et de cette danse japonaise très particulière.

Vous faites de la danse butô, pouvez-vous nous parler un peu mieux de ce style ?

La danse butô est née au Japon. Il y a beaucoup d’occidentaux qui pensent que le butô est né suite au traumatisme d’Hiroshima. Après la Seconde Guerre mondiale, les japonais avaient besoin de s’exprimer par rapport aux événements qu’ils venaient de vivre mais les recherches concernant la danse butô avaient commencé avant le conflit. Cette danse a deux fondateurs, Tatsumi Hijikata et Kazuo Ōno. Tatsumi Hijikata était un danseur de danse classique qui, dans les années 50, est entré en opposition avec celle-ci. La danse classique cherche l’élévation en représentant des choses belles et joyeuses tandis que Tatsumi Hijikata voulait montrer des choses glauques, tristes et surtout parler de sujets tabous. Les deux fondateurs se sont énormément intéressés à la culture occidentale pour développer cette danse. Ils se sont notamment inspirés des danses surréalistes allemandes comme celles de Mary Wigman par exemple, ainsi que des écrits surréalistes français comme ceux d’André Breton et d’Antonin Artaud. Tatsumi Hijikata était originaire du Nord, il avait la peau plus sombre que les japonais du Sud. Sachant que plus la peau est claire, plus l’on est considéré au Japon, il s’est mis du blanc sur sa figure et son corps, pour camoufler sa peau. Depuis et encore aujourd’hui, beaucoup de danseurs butô, comme moi, réutilisent ce code couleur en se mettant du blanc sur tout le corps.

Qu’est-ce que cette danse vous procure ?

C’est une danse que j’ai commencé à pratiquer à 24 ans avec une française, Biétrix Schenk, qui l’avait apprise auprès de japonais, puis j’ai fait des stages avec des japonais, Sumako Koseki, Misaki Iwana et Carlotta Ikeda. J’ai maintenant 46 ans, cela fait plus de vingt ans que je la pratique. Le butô m’a presque servi de thérapie. Je faisais trois cours de deux heures par semaine que l’on terminait par vingt minutes d’improvisation. On travaillait sur la mémoire du corps, de ce que l’on avait vécu lors du cours en le faisant resurgir, sans jugement. Ces enchaînements de mouvements un peu instinctifs permettent d’exprimer des choses très librement. Dans la société, on nous demande parfois d’entrer dans des moules, de respecter ce qu’il faut ou ne faut pas faire, alors que le butô permet de tout exprimer librement.

Qu’essayez-vous de transmettre au public ? 

Quand je crée des spectacles de butô, j’écris une trame où je décide de parler d’un sujet.  Après, chaque mouvement n’est jamais totalement le même d’une représentation à l’autre même s’il s’agit du même spectacle. Je fais beaucoup d’improvisation comme pas mal de danseurs butô, on ne privilégie pas la forme. La danse butô c’est se plonger dans un état de conscience autre, c’est faire de son corps et son esprit quelque chose de vide, c’est comme un lâcher-prise, un état de simplicité méditative. Quand on arrive à toucher cet état, on embarque le public dans des émotions autres que celles suscitées par une performance technique extraordinaire, on l’emmène vers une sensibilité différente. C’est Yoshi Oïda, un acteur japonais, qui parlait dans son livre, L’acteur flottant, de cet état de vide à atteindre. Quand le danseur arrive à incarner une émotion, le public plonge alors dans le même état.

Comment trouvez-vous l’inspiration en tant que chorégraphe ?

Je n’ai fait qu’un spectacle en groupe, la plupart du temps je fais des solos. Au départ pour ceux-ci, j’allais puiser mon inspiration dans mon histoire personnelle et familiale. Le premier solo que j’ai fait parlait de ma grand-mère maternelle qui m’a beaucoup élevé. Après, j’ai fait d’autres solos qui tournaient autour de l’actualité, l’environnement et les rapports humains dans le sens de ce qu’on a envie de montrer et d’être, et de la difficulté parfois à être soi-même. Je travaille beaucoup sur le poids du groupe et de la société qui conditionne l’individu à se conformer aux choses. J’aime la différence et je pense que la société nous invite à nous glisser dans des moules. Mes performances plus récentes parlent de choses plus traumatiques comme de l’inceste et de la pédophilie. Pour moi, un artiste c’est quelqu’un qui a envie de réfléchir sur son temps et son époque, ce qui implique de s’intéresser à ce qui se passe autour.

Quel est votre souvenir le plus marquant par rapport à la danse ?

Je devais avoir sept ans, mes deux grandes sœurs faisaient de la danse. Après leur spectacle de fin d’année,  il y avait un spot de lumière pour éclairer la scène qui était resté allumé, je suis allé danser à cet endroit, je m’amusais avec mon ombre. C’est le premier souvenir où je me vois danser.

De futurs projets à partager avec nous ?

Pendant le confinement, j’ai mis en place mon spectacle, Mascarade. Je pensais tout d’abord le présenter comme une œuvre cinématographique, puis en discutant avec la vidéaste et le photographe qui travaillaient avec moi, je suis quelque peu revenu sur ma décision et je serais éventuellement prêt à le jouer face à un public. Il devait aussi y avoir à Lyon un petit festival de butô auquel je participe et qui a été repoussé au mois de juillet. Comme j’aime également beaucoup travailler avec les arts plastiques, je pense que l’on va faire appel à une sculpteuse qui moule des corps humains. Puis, pendant cette période de confinement, j’ai eu deux autres idées de performances qui restent encore secrètes pour l’instant !

Propos recueillis par Camille Venin

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