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“Elektra” à l’Opéra Bastille : une production exceptionnelle

© Emilie Brouchon

Dans la reprise de la mise en scène de Robert Carsen de la tragédie de Sophocle réécrite dans la langue poétique de Hugo von Hofmannsthal, Christine Goerke est tout simplement époustouflante dans son interprétation qui traverse le réel. Autour d’elle, une distribution sans faille emmenée par la baguette éclatante de Semyon Bychkov magnifie l’écriture de Richard Strauss.

Une femme monstre

© Emilie Brouchon

Seule parmi ses servantes effrayées qui forment le choeur de cette tragédie, Electre rumine sa hargne et fomente sa vengeance telle une bête sauvage que l’assassinat de son père a enragée. Le cheveu est sale et le visage creusé par la fatigue. En 1909, Hugo von Hofmannsthal compose un puissant livret tiré de sa pièce éponyme qu’il demande à Richard Strauss de mettre en musique, à l’époque où Vienne célèbre les peintres expressionnistes et où Freud commence à faire connaître la toute nouvelle psychanalyse qui met en vedette nos rêves et nos névroses. La Grèce est férocement à la mode depuis les années 1870 en Allemagne, Nietzsche a écrit la Naissance de la Tragédie et l’héroïne au coeur de cette histoire conjugue une vigueur hors-norme, une puissance de caractère sans limite et une soif immémoriale de justice et de vengeance qui lui ôte toute pulsion de vie normale ou de féminité. Le metteur en scène Robert Carsen et son scénographe Michael Levine placent Electre et ses servantes sur un plateau en pente, recouvert de terre sombre et entouré de hauts murs comme au fond d’un immense puit. Au centre, un trou béant figure la tombe d’Agamemnon mais aussi l’accès aux appartements royaux, de manière à lier par un même espace l’accès à la mort et à une vie factice.

Une mise en scène chorégraphique

© Emilie Brouchon

La scénographie d’une simplicité extrême, mais est travaillée en profondeur par des jeux de lumières et d’ombres sophistiqués qui impriment au spectacle l’univers des rêves et les projections fantasmés des personnages. Ainsi, au début du spectacle,  lorsqu’elle s’adresse à son père mort, assassiné par sa mère Clytemnestre et son amant Egisthe, Electre tire le cadavre paternel ensanglanté de sa tombe et s’adresse à lui comme à un amant que ses servantes érigent en Christ en le portant à bout de bras, effectuant avec lui une ronde mystique comme pour une offrande divine. La chorégraphie formidable et élégante de Philippe Giraudeau, qui fait des servantes des doubles de l’héroïne dans une communion de gestes et de consciences, n’est pas sans rappeler celle de Pina Bausch dans le Sacre du Printemps. Longues silhouettes en robe noire et en chevelures sombres lâchées, qui s’affairent, s’agitent et creusent la terre, pour y déterrer des haches de guerre. Il y a dans cette production des images d’une force stupéfiante, inspirées par les angoissants contrastes lumineux des films expressionnistes allemands. Le choeur des servantes agit ainsi comme un double conscient ou inconscient des protagonistes, écho troublant qui peut aussi signifier son désaccord lorsque la folie est trop grande.

Une tempête musicale

© Emilie Brouchon

Si Strauss réussit à faire tenir sa partition dans les limites de l’écriture tonale, il en distend souvent les bornes en maintenant l’orchestre sous une pression maximale. Apre, sauvage, chaotique, orageuse, la partition multiplie les écarts et les sonorités jusqu’à la dissonance, en imitant les cris ou la colère, empruntant un chemin audacieux et exigeant de ses interprètes une très belle santé vocale. Souffrante le soir de la première, Elza Van Den Heever a été remplacée au pied levé par Camilla Nylund dans le rôle de Chrysothémis, la soeur solaire d’Electre, embarquée par sa soeur dans un torrent de haines et de privations. Ce beau personnage, partagé entre l’amour de sa soeur et la vie qui l’attend, est admirablement campé ici par cette artiste à la voix chaude et sensible. La blonde et fine Angela Denoke est Clytemnestre, déesse télégénique de cinéma américain en déshabillé de soie blanche, que les servantes portent aussi sur son grand lit avant sa confrontation avec Electre. L’Oreste solide de Tómas Tómasson, L’Eghiste débonnaire de Gerhard Siegel, ainsi que les serviteurs Lucian Krasznec et Christian Tréguier, comme les servantes rivalisent de perfection vocale et de tenue harmonique. Reste Christine Goerke, soprano dramatique  à la puissance wagnérienne, grande habituée des rôles-titres de Haendel, Mozart ou Strauss, en passant par toutes les oeuvres phare du répertoire allemand et italien. Son jeu déchirant, animal, sa présence hallucinée, sa voix de soprano qui puise dans les abîmes de la terre des tremblements et des déchirures telluriques, en écho des cymbales et des cors de l’orchestre, fait d’elle une reine de l’opéra moderne. Puissance vocale, tenue athlétique du souffle, alternance des gammes et des tempi participent d’une composition à mi-chemin entre le monstre et la femme, la haine et la tendresse, la colère et le désespoir. La scène entre Elektra et sa soeur, moment rare de réconciliation affective, est mémorable. Une Elektra pour l’Histoire, qu’il faut admirer sous la baguette d’un grand chef et dans une grande mise en scène.

Hélène Kuttner 

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