“Don Quichotte” à l’Opéra Bastille ou le rêve de sauver le monde
Après le superbe ballet de Rudolf Noureev présenté il y a un mois, voici l’opéra de Jules Massenet dans une nouvelle production dirigée par Patrick Fournillier, mis en scène par Damanio Michieletto, avec un Don Quichotte à la mélancolie dépressive, rongé par des fantasmes et l’amour impossible pour sa Dulcinée. Un spectacle étonnant et sobre, à découvrir dans une distribution parfaite avec Gaëlle Arquez, Christian Van Horn puis Gábor Bretz et Etienne Dupuis dans les rôles principaux.
Un héros en chambre
Dans une scénographie délibérément contemporaine, grande boite aux murs vert amande dont les meubles évoquent un mobilier fonctionnel des années 60, un écrivain à l’âme meurtrie s’essaie désespérément à l’écriture. Les pages qu’il noircit nerveusement finissent immanquablement à la corbeille, et ce ne sont pas les comprimés de calmant et des verres de whisky qui peuvent arranger les choses. Son domestique, qui a l’allure ici d’un aide-soignant, fait ce qu’il peut en multipliant les allers et venues de la cuisine au séjour, tentant de calmer son patron et de lui cuisiner de bons plats. Soudain, des murs fissurés et du plafond qui s’ouvre comme un coquillage, surgissent de drôles de créatures noires, chapeautées, masquées et armées comme Zorro. L’espace mental de Don Quichotte nous apparaît et tous ces personnages, à défaut des moulins, envahissent l’appartement. Surgit aussi la belle Dulcinée, la créature fantasmatique qui rend notre héros littéralement fou d’amour. Rossinante, la jument de Don Quichotte, est absente de la production, mais Dulcinée chevauche un cheval en bois qui fait dériver la fantasmagorie en direction des jeux et rêves d’enfant.
Fou sublime ?
Saluons l’initiative du metteur en scène Damanio Michieletto de vouloir se débarrasser du folklore espagnol et de l’imagerie traditionnelle à laquelle le héros est habituellement rattaché pour en faire un drame plus intime, plus personnel et plus actuel. Mais Don Quichotte est un héros picaresque qui traverse la Mancha avec des éclats et des coups de gueule en quête de restauration de l’ordre social et politique. Le sublime de sa folie est ici étouffé dans un univers d’oppression kafkaïenne, qui suscite chez le spectateur plus d’apitoiement que de fascination. Passé cette nuance, qui peut rendre certaines scènes un peu ennuyeuses, mais qui permet à contrario de déployer une ingénieuse machinerie en transformant comme un accordéon les espaces à géométrie variable, le spectacle est porté par une distribution parfaite, que dirige avec brio, effervescence et minutie le chef d’orchestre Patrick Fournillier, appelé pour remplacer le Russe Mikhail Tatarnikov. Le chef français, qui dirige actuellement l’Orchestre National de Pologne, s’empare d’une partition mouvante, tissée d’influences allant de Mozart à Debussy, qui enchante l’oreille par la variété des harmonies et des instruments.
Un casting réussi
Christian Van Horn incarne impérialement Don Quichotte, voix de basse subtilement chantante et légato sensible, dotée d’une très bonne diction et d’un sens du phrasé éloquent. Il porte élégamment son personnage en s’opposant, comme Don Juan s’oppose à Leporello, au baryton canadien Etienne Dupuis. Ce dernier excelle dans une prestation généreuse et burlesque, timbre idéal de chaleur et de souplesse, n’oubliant jamais le piquant des attaques. Il est drôle et censé dans cette oeuvre dont la seule héroïne est la Belle Dulcinée, à laquelle la mezzo Gaëlle Arquez prête son timbre chatoyant et sensuel, doublé d’une belle prestation théâtrale de coquette écervelée, mondaine à souhait. Dans les personnages de Pedro et Garcias, Emy Gazeilles et Marine Chagnon font merveille, gracieuses et piquantes à souhait, comme le sont Samy Camps et Nicholas Jones, les deux ténors qui incarnent Rodriguez et Juan. Les choeurs dirigés par Ching-Lien Wu ne dépareillent pas lors de la troisième représentation qui fut longuement applaudie. Une production inédite à découvrir.
Hélène Kuttner
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