“Don Giovanni” à l’Opéra Bastille : du désir de vie au désir de mort
Pour la première fois à l’Opéra de Paris, l’opéra culte de Mozart mis en scène par Claus Guth ouvre la saison, après avoir été créé avec succès au Festival de Salzbourg en 2008. Une lente descente aux enfers avec un héros, Dom Juan, blessé grièvement dès le premier acte par le commandeur, est incarné superbement par le baryton suédois Peter Mattei. Dans cette scénographie de forêt nocturne tournoyante, Mozart parvient une fois encore à nous ensorceler par une suite de sublimes arias qui nous déchirent le cœur.
Une course vers la mort
Ne cherchez pas ici un Dom Juan flamboyant, hautain et cassant, vêtu comme un prince débauché pour séduire un millier de jeunes femmes dans tous les coins d’Europe, de l’Espagne à l’Allemagne. Certes la pulsion de vie est toujours présente dans cette production, celle qui est gouvernée par Eros, mais Thanatos n’est pas très loin, et résiste en embuscade. D’ailleurs, lorsque Mozart compose Don Giovanni en 1787, sur le livret que l’auteur à succès Da Ponte a écrit en quelques nuits, le jeune compositeur de 31 ans n’a plus que quatre années à vivre. Son père Léopold, qui faisait figure de maître et de mentor, avec lequel il avait rompu depuis son départ pour Vienne, vient de mourir. Il faut comprendre son Don Giovanni, en lutte contre la figure du commandeur – une figure paternelle- comme une bataille acharnée contre l’autorité et contre la mort, irrémédiable. Le parti pris du metteur en scène allemand Claus Guth dramatise cette piste en plaçant dès le début de la représentation le héros et son valet, Leporello, dans une situation fatale : Don Juan est blessé grièvement dès son premier combat avec le Commandeur, le père de Donna Anna. Et c’est fantomatique, erratique, tel un fauve blessé, qu’il va poursuivre sa route, épuisant progressivement une pulsion de vie fatalement condamnée par la pulsion de mort. Eros luttant contre Thanatos, le fil rouge et noir de cette version opératique plonge tous les personnages dans une solitude extrême, que la musique céleste de Mozart accompagne. Elle est ici dirigée par le chef Antonello Manacorda, dont la baguette assurée, mais sans emphase, conduit avec précision l’orchestre de l’Opéra de Paris.
Trahis et unis
C’est donc au cœur d’une forêt dense de hauts sapins, éclairée à la manière d’un film fantastique par Olaf Winter et placée sur un plateau tournant, que se débattent les personnages, tous en quête de vengeance et de reconnaissance. Leporello, le valet du héros, son alter ego inversé, trimballe sa pauvre carcasse fatiguée à coups de shoots d’héroïne. Alex Esposito tient le rôle avec une énergique présence théâtrale et une ligne vocale parfaite. Drôle, vif, acrobatique, excellent musicien, il constitue le parfait contrepoint au personnage de Dom Juan, dans le genre clochard céleste et acrobate, ange ou démon. Et ce n’est pas la dernière lubie de son maître, Donna Anna, liane brune qui l’entreprend de manière provocante, qui le fera changer d’avis. Leporello connait par cœur son Dom Juan, et la belle n’a qu’à bien se tenir. Il est à noter que la violence sexuelle de cette scène introductive, qui s’apparente dans le livret à un viol, apparaît ici avec le plein consentement de Donna Anna qui s’agrippe à Dom Juan comme si elle était la prédatrice. La soprano roumaine Adela Zaharia incarne la jeune femme furieuse, avec des aigus sonores et vifs, mélodieux, mais des médiums qui manquent de densité. Femme moderne, le corps moulé dans une robe sixties et des talons aiguilles, elle va chercher tout au long de l’histoire à se venger de son prédateur criminel, avec l’appui de Don Ottavio, son fiancé, remarquablement interprété par Ben Bliss dont la finesse vocale et la précision mélodique ont ravi l’auditoire. La Donna Elvira de Gaëlle Arquez, en bourgeoise à chignon, ceinturée dans un tailleur prune, manque encore de violence et de puissance malgré la justesse de son chant, mais les deux femmes répudiées unissent allègrement leur revendications.
Une séduction mortifère
Ayant consommé les bourgeoises, tué le Commandeur, il reste au séducteur à conquérir des proies plus faciles. Ce sera Zerlina, fiancée de Masetto, qui lui tombera dans les bras aussi facilement que le mouvement d’une balançoire lors d’une fête de fiançailles. Voix cristalline et soprano précieux, Ying Fang compose une Zerlina de porcelaine, fragile et trop sage dans sa robe diaphane, qui se comporte de manière provocante en disant des mots crus. Il eût fallu plus de provocation et de fantaisie pour camper cette jeune fille dont l’innocence se confond avec la perversion et l’intérêt pour un mariage riche. En revanche, le Masetto de Guilhem Worms est tout à fait convaincant, rageur et sincère dans son dépit amoureux. John Relyea campe solennellement le Commandeur de sa voix de basse ténébreuse, mais c’est le baryton suédois Peter Mattei, spécialiste du rôle qu’il interprète depuis de longues années, qu’il faut ici particulièrement saluer. Malade, touché au cœur et affaibli, le Dom Juan qu’il interprète conserve la pureté profonde de son chant, sa simplicité et ses variations mélodiques, autant que sa rondeur. Précis et clair, accompagné d’un jeu dramatique d’un investissement total, le chant se fait soudain déchirant d’émotion, notamment lors du diner final, où une couronne de carton sur la tête et une canette de bière à la main, le séducteur terrassé par la douleur, à terre, chante sa complainte désespérée : « Quel étrange tremblement assaille mon esprit/ D’où sortent ces horribles tourbillons de feu !… » Un Don Giovanni terriblement fragile, rattrapé par le réel, finalement !
Hélène Kuttner
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