Didier Ruiz : les “trans” sont la révolution de demain
Avec Trans, le metteur en scène Didier Ruiz crée l’événement au Festival In d’Avignon en présentant sur scène des personnes ayant choisi de changer de genre. Loin des clichés sur le travestissement et le monde de la nuit, cette parole ouverte, offerte au public dans son intimité, révèle un travail mené depuis des années en donnant la parole à ceux qui ne l’ont pas sur un plateau de théâtre. C’est un metteur en scène heureux que nous avons rencontré à Avignon.
Comment est né ce spectacle ?
Par hasard. J’avais vu un merveilleux documentaire italien sur un mécanicien de la banlieue de Rome qui décide de passer le pas en devenant une femme. On le voit dans son atelier, les mains dans le cambouis, avec une énorme poitrine et des boucles d’oreilles, puis avec sa femme qui l’embrasse, sa mère qui l’entoure, et lui qui déclare rester le meilleur mécanicien de la région ! On se rend compte que cette transformation n’a rien changé à sa vie professionnelle, et que son entourage l’accepte tel qu’il est. C’est un non-événement. Dans la même journée, j’ai rencontré une mère de famille bouleversante qui m’a parlé de son fils de 8 ans qui s’habillait en fille depuis des années, cela ne lui posait aucun problème. Cela m’a interrogé. Moi qui suis né dans les années 1960, je ne pense pas que mes parents auraient réagi avec autant de calme et de simplicité face à leur garçon qui choisit de s’habiller en fille. À partir de là, j’ai eu envie d’en savoir plus. Encore une fois, il s’agit d’affirmer son identité, de se révéler. Donc j’ai monté le projet.
Est-ce plus facile pour vous de travailler à Barcelone ?
Par mes origines espagnoles, il m’est facile de travailler là-bas car je parle couramment le catalan et le castillan. Lluis Pasqual, le directeur du Théâtre Lliure de Barcelone, avec lequel je travaille depuis quelques années et qui me fait confiance, a dit oui tout de suite. Cela a duré trois minutes ! J’ai ensuite contacté mes partenaires en France et le Festival d’Avignon qui ont dit oui aussi. Le thème du genre était dans l’air. La rencontre avec les personnes s’est faite après, selon deux conditions : ne pas être artiste et être disponible pour deux ans au moins. Il y a eu plusieurs sélections, je souhaitais qu’il y ait tous les âges, tous les milieux, pas de gens liés à la nuit ni de travailleurs de sexe pour éviter au maximum le cliché. Le choix a été difficile, nous en avons sélectionné trente-deux et au final on en a gardé sept, trois hommes et quatre femmes qui ont tous un emploi et sont admirables de dignité et de détermination.
Et là commence votre travail d’interview ?
Exactement. J’ai interrogé chacun d’eux sur son parcours, et nous avons cherché, avec mon complice Tomeo Vergès, à articuler les moments forts. Rien n’est écrit, ce ne sont que des paroles dites, mémorisées, que les personnes redisent sur le plateau selon un fil conducteur que nous avons élaboré. Mais c’est une parole vivante, mouvante, qui est susceptible de bouger, c’est pourquoi la traduction simultanée est parfois compliquée et on prévient le public. Le traducteur a d’ailleurs plusieurs versions. Ce travail sur une parole vivante, flottante, nécessite que toute l’équipe, du technicien au traducteur, soit présente en permanence autour du plateau.
Finalement, votre travail ressemble à celui d’un journaliste, mais vous venez du théâtre.
Qu’est-ce qui fait que c’est un spectacle de théâtre ? Un décor, des lumières, du son, et pas de hasard sauf avec la parole qui peut varier. C’est un partage de l’instant, entre ceux qui sont sur le plateau et le public qui respire avec eux. C’est ça le théâtre.
D’autant que Raúl, Clara, Danny, Sandra nous regardent directement en parlant, ils s’adressent à nous, public.
Mon travail est basé sur cette adresse. Ils nous regardent pour nous accueillir dans leur vie, dans leur histoire. Car c’est bien cela qu’ils souhaitent nous raconter.
Qu’est-ce qui vous a particulièrement surpris dans ces rencontres, dans ce travail sur un thème que vous ne connaissiez pas ?
Je ne connaissais rien sur ce thème. Ce qui m’a le plus frappé, c’est leur capacité d’ouverture, l’amour que chacun d’eux offre ici. J’ai été submergé par cet amour, ce don de soi. Et cela a profondément changé mon regard ainsi que mon esthétique au plateau. D’ailleurs, Olivier Py, le directeur du Festival, est venu à la première et m’a dit : « En fait on s’en fout des “trans”. » Il a raison ! Ce n’est pas le phénomène “trans” qui prime ici, ce sont les personnes elles-mêmes. J’ai rarement rencontré des êtres autant en accord avec eux-mêmes. Ce sont des gens intelligents, drôles, qui portent un regard tranquille sur eux-mêmes et ceux qui les entourent. Sans que ce soit des Bisounours, les souffrances dont ils parlent en témoignent. Mais on n’est pas dans des soucis d’acteurs qui se regardent le petit doigt.
Vous avez définitivement abandonné le travail sur des pièces de théâtre avec de vrais acteurs ?
Oui. Cela fait vingt ans que je mène ce travail particulier avec des non-professionnels, et pour tout l’or du monde je ne renoncerai à ce que je fais pour monter du Molière ou du Lagarce que j’adore. D’autres le font très bien. Ma priorité aujourd’hui, c’est d’ouvrir des rideaux, des fenêtres, encore des rideaux qui sont infinis. Ce n’est pas la communauté des “trans” qui m’intéresse, c’est leur singularité. Tout ce qui participe à la réduction de nous-même dans des cases – homme, femme, homo, bi, trans – est redoutable pour moi. Je veux ouvrir les fenêtres, en commençant par les miennes, et j’espère celles du public. C’est une révolution sociale. Je souhaite aussi faire tomber les clichés sur l’entrejambe. Que les personnes sur scène soient opérées ou pas, qu’est-ce que cela peut nous faire ? Qu’est-ce que cela change ? Comme il est dit dans le spectacle, ce n’est pas parce qu’on a un pénis qu’on doit commander de la bière et draguer les filles.
Pensez-vous qu’en France nous soyons davantage coincés sur ce sujet qu’en Espagne, à Barcelone ?
Très clairement. Ici, on est au Moyen-Âge. Voyez-vous des “trans” dans la rue, au bureau ? À Barcelone, c’est très courant. La personne qui travaille à la réception du Théâtre du Lliure est un “trans”. C’est très facile de changer de genre, d’un point de vue administratif. En France, il vous faut passer devant un psychiatre, avoir un rendez-vous à l’hôpital pour suivre un traitement hormonal, cela prend des années et c’est très compliqué ! C’est la révolution de demain.
Hélène Kuttner
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