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Des Innocents sur une route départementale à la Colline

© Jean Louis Fernandez

Au Théâtre de la Colline, le metteur en scène Alain Françon crée en français la dernière pièce de l’auteur autrichien Peter Handke, qui a reçu l’an dernier le Prix Nobel de Littérature. Dans une somptueuse scénographie de Jacques Gabel, le comédien Gilles Privat, éblouissant, s’affronte avec simplicité à l’humanité des innocents et à lui-même.

Un pièce fleuve en forme de long poème

© Jean Louis Fernandez

L’auteur autrichien Peter Handke poursuit, par le biais d’une écriture hors-normes, une quête humaine à travers la peinture d’un réel distancié, poétique ou très prosaïque, traversé sans cesse par des références littéraires, cinématographiques et picturales. Tchekhov, Shakespeare, Goethe, mais aussi Wim Wenders ou le peintre Gerhard Richter. Ici, au bord d’une route départementale dont la courbe traverse des champs de colza puis les cheminées d’usine, un homme se raconte dans la légèreté d’une marche gracieuse, alors d’autres personnages le dépassent, le croisent sans le voir. Il s’interrompt, s’étonne, ce Moi double de l’auteur, qui est à la fois le « narrateur » de cette épopée imaginaire et « l’auteur dramatique » qui rend nous rend compte de l’évolution de son oeuvre. Un pied dans l’histoire et un autre en dehors, Moi est incarné par le comédien Gilles Privat, crinière blanche et barbe léonine, prodigieux de clarté et de présence charnelle dans des monologues aux digressions innombrables, qui affirment au delà de tout la puissance des mots et de la poésie.

Une vision amère de la fraternité

© Jean Louis Fernandez

Aux innocents les mains pleines nous souffle la Bible, donnant à ce proverbe l’idée que tout réussit aux gens les plus simples. Derrière l’apparition d’un Chef de tribu, brillamment interprété par Pierre-François Garel, tour à tour arrogant, convivial ou cynique, c’est bien l’image d’une population exploitée par l’économie de marché, modelée par la mécanique sociale utilitaire qui nous est livrée ici. Pas des frères, mais de simples voisins. Dans les lumières tantôt froides, grises ou bleutées comme les costumes, tantôt chaudes, conférant aux personnages l’image d’un choeur antique, la confrontation entre Moi et les Innocents, menés par le Chef de tribu, se fait agressive, violente ou chaleureuse. Handke brouille à loisir les pistes, échange les tempéraments, brasse l’écologie aux souvenirs d’enfance, le marketing et les utopies de voisinage, de telle sorte que le spectateur peut vite se sentir perdu. Entre réalisme dramatique et comique assumé, on suit chacun dans sa trajectoire impressionniste en se demandant qui ils sont, qui est ce Moi insaisissable et ambivalent, écologique ou romantique.

La fin du monde ?

© Jean Louis Fernandez

Possible, mais alors une autre fin fera briller notre soleil, semble nous confier l’auteur. Les saisons, du printemps à l’hiver, déploient leurs lumières et l’exode des temps froids se fait sentir. Malgré des longueurs digressives souvent confuses, le spectateur est tenu en haleine grâce aux comédiens qui portent ce texte polyphonique et dense avec une précision dynamique. Avec Gilles Privat et Pierre-François Garrel, Dominique Validé, cheveux ébouriffés en nuages blonds, incarne l’Inconnue de la route, à la fois ange et démon, Cassandre et chef de choeur qui défend les uns et condamne les autres, ou décrit le passage des oiseaux dans le ciel. Joël Hourbeigt a éclairé les cieux de manière délicate sur cette lande de terre qui miroite pour être transfigurée par les hommes. Entre singularité et collectif. Un programme finalement très en phase avec notre époque. 

Hélène Kuttner

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