“Vu du pont”, une force sidérante
Vu du pont D’Arthur Miller Mise en scène d’Ivo van Hove Avec Charles Berling, Alain Fromager, Pierre Berriau, Nicolas Avinée, Pauline Cheviller, Laurent Papot, Caroline Proust, Frédéric Borie Décor et lumière de Jan Versweyveld Jusqu’au 21 novembre 2015 Durée : 1h50 Ateliers Berthier – Odéon Théâtre de l’Europe M° Porte de Clichy |
Jusqu’au 21 novembre 2015 La pièce d’Arthur Miller montée en une tragédie moderne par le metteur en scène Ivo van Hove atteint une acuité à couper le souffle. Les comédiens d’un immense talent sont dirigés avec une justesse implacable et ils parviennent à une unité de partition bouleversante. D’une histoire de petits prolétaires immigrés, on passe à une hauteur de vue qui les hisse en héros mythiques. Ivo van Hove a triomphé à Londres durant deux ans avec cette version de la pièce, sa création à Paris avec des comédiens français est une réussite qui, une fois de plus, le place en tête des plus inventifs metteurs en scène européens d’aujourd’hui, tandis qu’il s’apprête à créer à nouveau la pièce à Broadway pour le centenaire de la naissance d’Arthur Miller. Nous sommes aux États-Unis dans les années après-guerre, sur les quais du côté de Brooklyn où nombreux sont les dockers. Un couple d’immigrés siciliens a élevé modestement mais du mieux que possible Catherine, leur nièce orpheline qui a 17 ans quand commence la pièce. Eddie Carbone, brave et honnête homme, a si peu eu le temps de voir grandir l’enfant qu’il continue à la prendre dans ses bras comme un bébé alors qu’elle est une jeune fille. C’est l’arrivée de deux cousins venus à leur tour tenter leur chance aux États-Unis qui va faire sortir de l’ombre, ou plutôt de l’inconscient, un désir et des sentiments inavouables. Car le plus jeune des frères, blond comme les blés quoique italien, est charmant, plein de rêves, doué d’humour et de multiples qualités qui ne vont pas tarder à séduire la jeune Catherine. Quand il devient évident qu’un couple se forme et que sa nièce va s’envoler du nid familial, Eddie est à la torture et toute la délicatesse de sa femme Béatrice ne parvient pas à le détourner de ce qui devient une obsession. Témoin de ce tourment, Freddie, avocat, également italien immigré, apporte durant toute la pièce le regard à la fois extérieur et impliqué, tenant le discours du coryphée qui assiste au déroulement fatidique et dispose les dernières cartes du jeu pour tenter d’écarter l’inéluctable. Magnifiquement interprétés, les personnages de la pièce, humbles qui essaient d’accéder à une vie meilleure par le travail, sont emportés progressivement dans une situation qui devient une tragédie universelle. Extraordinairement saisissante est la montée de la tension. D’une banale histoire de clandestins hébergés par des cousins, on passe à un inextricable enchevêtrement de sensualité et d’interdit, de passion et de loi. Une famille de petites gens devient le lieu des déchirements que connaissent les héros écartelés entre leur sens de l’honneur, le devoir, la morale et la légalité. Charles Berling, dans le rôle d’Eddie, est la figure centrale d’une douleur toute intériorisée qui sort par à-coups violents. Il est sidérant par la charge émotive qu’il transporte, ayant peu de mots pour s’exprimer, habité par le démon qui s’empare de lui et qui côtoie l’immensité de sa tendresse. Sa femme, interprétée par Caroline Proust, devient un archétype de femme aimante qui, par un bout, se soumet à un schéma culturel et aux obligations des femmes mariées et, par l’autre, agite une lucidité exigeante et noble, profondément touchante tout au long du récit. Alain Fromager, dans le rôle de l’avocat, est d’une virtuosité ciselée qui vient délicatement et durablement vous secouer la conscience. La jeune fille, Pauline Cheviller, d’une innocence radieuse, révèle un immense talent et les deux frères, Pierre Berriau et Nicolas Avinée, lentement passent de la nostalgie des orangers de Sicile à la fièvre new-yorkaise. L’aîné travaille comme un forcené, entièrement habité par la famille qu’il a laissée au pays et à laquelle il envoie de l’argent. Rodolpho, le plus jeune, sème avec beauté sur le plateau sa fougue de jeune homme athlétique et fragile qui provoque naïvement un incendie. Tous, dans des registres différents, déroulent une puissance de jeu qui se déploie degré par degré et vous prend à la gorge magistralement. Dans cette très belle version due au traducteur Daniel Loayza et grâce à l’interprétation nouvelle d’Ivo van Hove, la pièce est débarrassée des travers que l’on associe souvent à Henri Miller, à savoir une psychologie pesante, des clichés de narration empêtrés dans du naturalisme, une histoire quelque peu anecdotique alourdie de sentimentalisme. La lecture nouvelle qui en est faite est d’une puissance nette et dépouillée. La pureté scénographique de Jan Versweyveld est un sommet de précision qui ouvre à l’immensité. Le jeu et le dispositif scéniques sont minimalistes, aucun objet ni accessoire n’apparaît. Pourtant, tout le panorama des paysages géographiques et mentaux défile en une crudité poignante. Seule une boîte scénique a été conçue pour contenir la pièce. Elle s’ouvre sous les yeux des spectateurs et se referme à la fin de la pièce, l’unique recours à la machinerie étant un jet d’eau puis de sang. L’ensemble repose sur le jeu des personnages dans ce petit espace rectangulaire bordé d’un muret. On pourrait se croire piégé dans un réduit de prolos et on est submergé sublimement par l’infini questionnement de l’homme enfermé dans ses propres désirs et limites. Émilie Darlier [Photos © Thierry Depagne] |
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