Avignon 2015 deuxième épisode : le OFF en folie
Festival Avignon Off 2015 Du 4 au 26 juillet 2015 |
Du 4 au 26 juillet 2015 C’est le plus grand théâtre du monde qui anime chaque année la ville aux côtés de l’officiel. Cet été, ce gigantesque marché du spectacle vivant fête ses 50 ans avec pas moins de 1 336 spectacles, 1 071 compagnies et 26 pays représentés dont la Chine, le Japon, la Corée du Sud et Taiwan. À l’heure où de nombreux festivals sont annulés, il est bon de rappeler les retombées financières, avec plus d’1 300 000 entrées et plus de 3 000 programmateurs, ainsi que les nombreux emplois générés par cette manifestation qui mêle tous les genres de 9h du matin à 23h45. Pour vous aider à vous repérer dans cette jungle d’affiches qui habillent les murs de la ville, nous vous proposons une première sélection. Le Contraire de l’amour, avec Samuel Churin et Marc Lauras C’est un véritable moment de grâce. En alternance avec Les Conversations de Primo Levi et Ferdinando Camon qui se joue les jours pairs, Dominique Lurcel nous invite à partager les dernières années du Kabyle Mouloud Feraoun, instituteur et romancier, ami de la résistante Germaine Tillion, d’Emmanuel Roblès et d’Albert Camus. Dès 1956, alors que l’Algérie gronde de révoltes et d’exactions, Feraoun commence un journal au jour le jour dans son petit village de Kabylie, pris en étau entre le nationalisme musulman et la domination coloniale française. Nourri de la langue et de la culture françaises, il observe progressivement ses compatriotes se radicaliser religieusement et par les armes, au fur et à mesure que croît l’incompréhension des colons et le mépris du gouvernement français pour ces indigènes armés. Le 15 mars 1962, trois jours avant la signature des accords d’Évian, il tombe sous les balles de l’OAS. Dans cette magnifique chapelle baroque transformée en théâtre, le comédien Samuel Churin nous bouleverse avec une totale simplicité aux côtés du violoncelliste Marc Lauras. C’est émouvant, souvent plein d’humour et passionnant. Les Dakh Daughters dans une mise en scène de Vlad Troitskyi Elles sont belles, elles sont furieusement en colère, ce sont de remarquables musiciennes et chanteuses : les six Dakh Daughters ukrainiennes débarquent en Avignon avec leur freak cabaret qui a déjà fait un malheur place Maïdan à Kiev en 2014 et au Monfort ce printemps dans une mise en scène de Vlad Troitskyi. Retenez bien leur nom, car ces petites filles modèles au maquillage noir du cinéma des années 20 sont capables de tout sur scène et passent allègrement des sonnets de Shakespeare en anglais (Love must die) aux chansons populaires des Carpates, piochant chez les poètes chanteurs ukrainiens vivants l’incroyable vitalité du rock et du punk mélangés. En tutus ou robes à fleurs, déchaînées avec une batterie, un violoncelle ou un darbouka, ces filles-fleurs modulent leur voix et leurs histoires avec un rythme d’enfer pendant que des vidéos surfent entre histoire politique et histoires intimes. Vent debout pour sauver leur mer (noire bien sûr), elles portent haut l’art et la musique face à la guerre des hommes. Les Demoiselles d’Avignon, une pièce de Jaime Salom Encore des filles, vous me direz, eh bien oui ! Six jeunes comédiennes pour un garçon, qui incarne Pablo Picasso à Barcelone en 1900, à l’époque où le jeune prodige de la peinture fréquentait les bordels de la rue d’Avignon. Il est totalement fauché, mais, ébloui par la fraîcheur des jeunes prostituées et l’amour qu’il voue à l’une d’elles, il se met à peindre l’un de ses tableaux les plus célèbres : Les Demoiselles d’Avignon. La pièce de l’Espagnol Jaime Salom est enlevée, drôle et historiquement édifiante quand on connaît la soif de vie, d’amour et d’art de Pablo Picasso durant ses jeunes années dans la capitale de la peinture qu’était Paris dans ces années-là. Jacques Collard et Nicolas Laugero Lasserre en ont fait une adaptation française épatante, dont la compagnie Les Planches à Sel, dirigée par Marnie Duarte, s’empare avec brio et gourmandise. Les jeunes comédiennes nous livrent surtout un éclairage édifiant sur la condition de ces toutes jeunes femmes que l’absence d’argent condamnait à satisfaire le désir des hommes, avant d’être immortalisées par Picasso. D’un retournement l’autre, mis en scène par Luc Clémentin Le rideau s’ouvre comme dans Ruy Blas de Victor Hugo par une galerie de personnages au pouvoir confrontés au choc d’une gigantesque crise financière. Messieurs les banquiers, Monsieur le Président, le Premier ministre, le gouverneur de la Banque Centrale et le petit peuple des conseillers de la Cour vont tous être lessivés par la crise des “subpraïmes” [sic] qui ébranla l’Amérique et l’Europe en 2008 dans cette éblouissante pièce de l’économiste Frédéric Lordon. Manigances, hypocrisies de cour, volte-face gouvernemental et mensonges en tous genres vont habiller cette crise des habits neufs de la rigueur économique et d’une moralisation bon teint. La suite aujourd’hui avec la crise grecque et l’Europe que la compagnie Ultima Chamada, dirigée par Luc Clémentin, raconte dans un spectacle musical haletant comme un thriller avec huit comédiens, une chanteuse et une pianiste qui campent Sarkozy, Carla Bruni ou François Fillion. On déguste ces alexandrins perfides et cruels sur les dessous de la crise financière, on rit, on est soufflé par le brio de cette écriture hallucinante de vérité et incarnée avec le brio des acteurs inspirés. Un régal total ! Don Juan revient de guerre, mis en scène par Guy-Pierre Couleau 1918, en Allemagne. Don Juan est un soldat fatigué, atteint par la grippe espagnole, errant sur les traces de sa fiancée disparue. Au sortir de la boucherie de 1914-1918, le séducteur a perdu de sa superbe, mais il emballe encore les femmes. Dans cet univers de marché noir, il se fait marchand de tableaux, séduit les jeunes bourgeoises, les filles de concierges ou une dentiste installée. On se retrouve au cinéma, une illusion magnifique qui fait croire en un monde nouveau, à la patinoire ou dans des boutiques de mode. Les femmes veulent s’étourdir et se libèrent à la manière des garçonnes, jettent leur corset à la poubelle de l’histoire, mais Don Juan s’épuise dans un cynisme désenchanté. C’est que le Hongrois Ödön von Horvath, classé comme auteur dégénéré dès 1933, dont les livres sont brûlés par les nazis, écrit en 1937 cette pièce prophétique. Le metteur en scène Guy-Pierre Couleau, qui dirige la Comédie de l’Est, nous propose une vision lumineuse de cette pièce énigmatique qu’il monte avec deux comédiennes et un acteur pour 35 rôles ! Une gageure qui réussit parfaitement ici, tant la plasticité et le talent des acteurs, qui se changent à vue sous un chapiteau, font leur effet. Rapidité, modernité, stylisation : autant de compliments pour cette pièce brûlante qui nous parle d’un monde qui bascule devant nos yeux. La Colère de Don Juan, mis en scène par Christophe Luthringer On n’en finit pas de revisiter le mythe de Don Juan. Christophe Luthringer fait du drame de Molière une comédie noire et rock, une véritable descente aux enfers de la passion et de la mort, avec un héros superbe, en jean et chemise blanche, qui chante au micro The Doors, Queen, Rage Against the Machine à la manière d’un James Dean sous les projecteurs avec sa fureur de vivre. Certes, le texte a été adapté par le metteur en scène qui y mêle des passages de Tirso de Molina (le créateur du mythe), Da Ponte (le librettiste de Mozart), Hoffman, Pouchkine ou Machiavel. Sganarelle joue de la guitare électrique, la paysanne séduite est une danseuse de tango, Elvire glisse sur ce sol de salle de concert comme une partenaire éplorée mais musclée prête à recevoir le dernier uppercut d’un match de boxe. Mais l’énergie prodigieuse des comédiens et la sincérité qu’ils dégagent au travers de cette incarnation délibérément moderne de ces archétypes rendent le propos de la pièce totalement limpide. Le rapport père-fils, que Don Juan entretient avec Don Carlos son père, en est revivifié, rendu charnel. Dans cette quête effrénée du désir et de sexualité, c’est bien lui-même que le héros recherche, assoiffé d’amour et de reconnaissance. Et ni Dieu, ni le diable ne peuvent étancher cette inextinguible soif. Une question décidément très actuelle. Le Prince travesti, mis en scène par Daniel Mesguich Rien de plus beau et de plus intéressant pour le metteur en scène Daniel Mesguich que de monter le théâtre de Marivaux. Aucun auteur mieux que lui n’a tricoté des intrigues où les passions amoureuses bataillent avec le devoir de reconnaissance sociale, où les conventions du XVIIIe siècle dissimulent la foudre des affects que l’on masque, que le langage et les finesses de ce parler si français créent à lui-même une théâtralité somptueuse. Derrière les circonvolutions de la langue se révèlent pourtant la plus précise peinture humaine qui soit. Ce Prince travesti charrie une intrigue trop complexe pour qu’on la raconte. On vous dira juste qu’une princesse aime un prince nommé Lélio, qui, de son côté, aime Hortense de manière réciproque, mais qui reste prisonnier d’un double secret. Hortense est par ailleurs la meilleure amie de la princesse, convoitée par le roi de Castille. À ces nobles perdus dans une Espagne de carton-pâte, dans un temps en forme de songe shakespearien, s’ajoute le personnage d’Arlequin, balourd et totalement premier degré, qui fait exploser en vol tous les savants stratagèmes politico-sentimentaux de ses maîtres. Dans un espace labyrinthique empli de miroirs, les jeunes comédiens dans des costumes somptueux incarnent de manière brûlante les personnages de Marivaux en en faisant entendre la préciosité de la langue. La mise en scène invente un chassé-croisé visuel et sonore qui opère comme la bande-son d’un film fantastique, avec des maquillages expressionnistes et un tempo palpitant. Sur la page Wikipédia de Michel Drucker, il est écrit que ce dernier est né un douze septembre à Vire Être acteur de la décentralisation, comme l’est depuis cinq ans Anthony Poupard au Centre Dramatique de Vire en Normandie, vous donne droit à la reconnaissance en pays rural mais pas à celle de Michel Drucker, lui-même né à Vire, mais qui a viré depuis pour investir le territoire de la télévision. Bon. Anthony accepte la différence et décide de jouer le jeu du social, de la transmission de la culture et des tragédies de Sénèque, de la paternité d’une mission héroïque qu’il endosse comme le manteau du ciel d’Hamlet, paré pour tous les combats et convaincu de la vérité de sa mission artistique. Hélas, lorsqu’il s’agira pour lui de “vendre” à un producteur son projet Phèdre dans le plus simple appareil de sa nudité, ses ambitions vont déchanter. L’art pour l’art, la vérité de la tragédie grecque, la pureté de la poésie racinienne ne trouveront, ni face à une responsable culturelle, ni aux yeux de son ami tourneur de spectacle, un encouragement à poursuivre. Dans des lumières psychédéliques, entouré de deux techniciens pour la régie son et lumière, Anthony Poupard nous cueille, nu comme un ver, dans sa sincérité d’acteur. Révolté, railleur, grotesque, souvent percutant, il interpelle le public et le séduit par son apostrophe gouailleuse. Il nous fait pénétrer un peu rudement dans l’envers du décor, où les acteurs souffrent souvent d’un manque de considération et la créativité et l’exigence laissées au vestiaire… du théâtre où il demeure ! Finir en beauté, de Mohamed El Khatib Quoi de plus intime et de plus banal que la mort d’une mère ? Dans une démarche de radicalité ultime, Mohamed El Khatib a fait de ce moment la matière de son spectacle. Seul en scène avec un projecteur, des carnets et un écran, il nous raconte, de manière à la fois introspective, pudique et théâtrale, le processus de la maladie de sa mère dans une famille traditionnelle où lui, le fils lettré, devait traduire et interpréter la langue des médecins. Ce qu’il raconte est consigné dans un journal autobiographique, où sont notés les informations factuelles, les SMS échangés avec les proches, les conversations familiales, les réactions de ses amis. Alors se révèle le fossé entre la culture d’origine de ses parents et celle du jeune homme, qui réalise aussi combien cette mère lui a permis de devenir l’intellectuel qu’il est aujourd’hui. Ce don qu’il fait de cette histoire intime, réinventée devant nos yeux, produit sur les spectateurs une émotion très particulière. Cette histoire, la sienne, transculturelle, c’est aussi celle de chacun de nous et les mots qu’il partage sont des sources de vie. Hélène Kuttner [Crédits photos : Le Contraire de l’amour © DR ; Les Dakh Daughters © DR ; Les Demoiselles d’Avignon © Jérôme Faggiano ; D’un retournement l’autre © DR ; Don Juan revient de guerre © DR ; La Colère de Don Juan © Xavier Boymond ; Le Prince travesti © DR ; Sur la page Wikipédia de Michel Drucker… © Tristan Jeanne-Valès ; Finir en beauté © DR] |
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