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“Créanciers” : un Strindberg terrible et passionnant monté par Philippe Calvario

©Pascal Gely / Hans Lucas

Deux hommes, amoureux de la même femme : le trio d’un vaudeville bourgeois se transforme ici en thriller à la Hitchcock, psychologique et sulfureux, sordide et sentimental. De cette pièce vertigineuse du Suédois August Strindberg, Philippe Calvario fait un drame contemporain, dont il incarne avec Julie Debazac et Benjamin Baroche l’un des protagonistes. Un spectacle captivant sur l’emprise amoureuse.

Mantes religieuses

Le théâtre de Strindberg ne cesse de raconter la prédation, la possession de l’autre, la manipulation, des maris sur les femmes, ou des femmes sur leurs époux. Le couple est un champ de bataille dont la stratégie est parfaitement semblable à un jeu d’échecs : tu avances, je menace, tu me séduis, je t’attrape, etc. Un tango langoureux mais vénéneux, dont les trois personnages de Créanciers seront les victimes malgré elles. La pièce est la plus autobiographique de l’auteur, qui a mis beaucoup de lui-même dans le personnage d’Adolphe, un peintre amoureux de sa femme Tekla qui est écrivaine, et dont l’ancien mari, Gustave, réapparaît soudain. Philippe Calvario en fait une adaptation, transformant Adolphe, qu’il incarne, en metteur en scène et Tekla en actrice de cinéma. Dans ce monde où les ego de chacun viennent se bousculer bruyamment, le frottement n’en est que plus brûlant. Dans un grand appartement baigné de lumières signées Bertrand Couderc, que la salle entièrement boisée du Théâtre de l’Epée de Bois vient magnifier, Al, fiévreux et fragile metteur en scène, tournoie tel un gros chat sur un canapé de cuir sombre tandis qu’il reçoit la visite de son ami Gus, campé de manière féline et vénéneuse par Benjamin Baroche.

L’absente et coupable

©Pascal Gely / Hans Lucas

Tekla, qu’incarne la blonde et sensuelle Julie Debazac, a été la première femme de Gus et l’actuelle épouse d’Al qui semble lui avoir tout donné : son amour, son érudition, ses contacts, son talent. Reine et prédatrice, géniale et dévoreuse d’âme, Tekla est l’amour fou d’Al, mais Gus vient lui aussi réclamer son dû en forme de dette. Et pour cela, ce dernier va soigneusement commencer par dévorer la personnalité, le cœur de son ami Al, afin de l’amener ensuite à détester copieusement son épouse. Le ver est dans le fruit, et Benjamin Baroche, tel un Boa constricteur entourant sa proie, dévore à petit feu les prétentions et les amours existants. Les dialogues de Strindberg ne perdent rien de leur cruauté et de leur misogynie vis à vis des femmes comparées à des vampires « aimantes, parasites, tendres, fausses mères » qui aspirent l’âme, le cœur, le génie des hommes. Mais la pièce va beaucoup plus loin que ce seul ressentiment à l’égard de la gente féminine : il utilise le théâtre comme un champ de bataille psychologique, les mots comme des armes tranchantes, les répliques comme des couperets.

Théâtre de sang

A ce jeu là, la mise en scène et les acteurs se prêtent parfaitement, qui vibrent d’émotion et de désirs, de jalousie et de rancunes à chaque moment de la pièce. On assiste à la démolition systématique de la cellule conjugale, par le biais d’une mise en danger et d’une déstabilisation dans le but de récupérer son dû. Tekla, Julie Debazac, entre innocence et perversité, ne parvient pas, malgré son éclat solaire,  à rétablir le déséquilibre de son couple et la dérive de son époux, malmené par un ex-mari jaloux. Deux hyènes mâles se déchirent entre soleil et lune, devant une femelle apeurée et déjà mature. Un spectacle dérangeant, fort, qui sert parfaitement le texte.

Hélène Kuttner 

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