“Così fan tutte” au TCE : un échangisme amoureux et cruel
“Ainsi le font-elles toutes” nous raconte Da Ponte le librettiste de Mozart, qui écrit à partir de cette maxime provocante une farce délirante et fantasque mettant en scène deux jeunes officiers qui souhaitent éprouver la fidélité de leurs fiancées, sous l’oeil acéré d’un philosophe maître du jeu. Vannina Santoni, Gaëlle Arquez, Cyrille Dubois et Florian Sempey sont les sémillants protagonistes de ce jeu assistés par Laurent Naouri et Laurène Paternò sous la baguette fiévreuse d’Emmanuelle Haïm et dans une mise en scène de Laurent Pelly.
Mise en abyme
Une porte s’ouvre, deux têtes apparaissent dans le carré des fenêtres d’un studio d’enregistrement. Apparaissent Fiordiligi et Dorabella, deux soeurs aux noms de fleurs, pimpantes et amoureuses, tandis que leurs amants, Ferrando et Guglielmo, vantent la probité et la sincérité de leurs fiancées devant un ami philosophe qui les met en garde en leur proposant une expérience féroce : mettre à l’épreuve la fidélité des femmes en se déguisant en riches séducteurs. A Vienne, ce fait réel avait fait le tour des salons. Pour échapper à l’imagerie fantaisiste de cette farce qui se déroule à Naples à l ‘époque de la Révolution Française, Laurent Pelly place tous les personnages dans le cadre contraint d’un immense studio d’enregistrement berlinois des années 1950. Les chanteurs, en vêtements ordinaires, prennent place, droit comme des I devant des micros qui montent et qui descendent au rythme de la musique, et vont peu à peu se fondre dans leurs personnages jusqu’à les habiter de manière furieuse. Cette mise en abyme doit permettre au spectateur de prendre de la distance avec le jeu des personnages, qui eux justement se prendront au jeu.
Chassés croisés et faux-semblants
Le problème de cette mise en scène est qu’elle bride considérablement le jeu des chanteurs, ne laissant aux spectateurs, du moins dans toute la première partie de l’opéra, que le délice d’entendre leurs voix dans certains des airs les plus beaux du génial Amadeus. Ils rentrent, sortent, s’assoient comme des marionnettes que le maître du jeu Alfonso, qu’incarne avec superbe et sérieux Laurent Naouri, surveille avec attention. Une fausse bonne idée donc que cette mise en abyme pour une oeuvre qui, par ses chassés croisés et ses faux semblants, ses manigances et ses mensonges, multiplie les pistes et les intrigues, avec une liberté, un souffle, une inventivité remarquable. Le décor imposant de Chantal Thomas, fait de grands pans de murs boisés pour insonoriser, glissent pour mieux faire pénétrer des faisceaux de lumière blanche qui isolent les personnages lors de leurs récitatifs. Car l’oeuvre de Mozart et de Da Ponte est un véritable festival d’arias, de récitatifs, de duos, trio et quatuors vocaux tous plus superbes les uns que les autres. Le compositeur plonge avec un génie musical et une variété constante dans la psychologie, dans l’âme de chaque personnage et le librettiste prend des libertés morales, à l’époque sous la protection de l’empereur Josef II qui meurt en 1790, qui lui seront abondamment reprochées au 19° siècle.
Une frémissante liberté
C’est la liberté, tendre et cruelle, imposée par un philosophe à la rationalité démoniaque et une femme de chambre, Despina, qui se veut l’égérie des femmes libres, qui court comme un dangereux furet parmi les amoureux. Car l’idée d’Alfonso, de faire semblant d’envoyer à la guerre les deux jeunes fiancés pour les faire revenir déguisés en riches Albanais pour mieux tenter de débaucher leurs amoureuses, est un jeu éminemment dangereux pour tous. A ce jeu là, comique à la manière de la comédie del’arte et tragique en même temps, susceptible de trahison et de rupture, Vannina Santoni, soprano clair et léger, et Gaëlle Arquez, au timbre chaud de mezzo, sont les victimes parfaites, révoltées puis consentantes. Face à elles, Cyrille Dubois est mozartien à souhait, phrasé ductile, subtil et charmant, drôle et facétieux, tandis que Florian Sempey, timbre dense de baryton-basse à la chaleur espiègle, prête son tempérament de comédien à cette composition dédoublée. Ils sont tous les quatre formidables de vivacité et de lyrisme, avec la jeune Laurène Paternò, femme de chambre à l’allure androgyne et à l’énergie débordante. A la tête de l’Orchestre du Concert d’Astrée qui joue sur instruments anciens, Emmanuelle Haïm imprime un tempo rapide, presque trop parfois, mais elle fait vibrer chez Mozart toutes les intentions musicales avec son énergie de feu et le magnétisme solaire qu’elle imprime à ses musiciens. Et on applaudit.
Hélène Kuttner
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