“Contre” : John Cassavetes et Gena Rowlands, le mystère d’un couple mythique
John Cassavetes, acteur et réalisateur, et Gena Rowlands, comédienne, formèrent un couple mythique en privé et au cinéma depuis les années 1960 à New York. Les sept films qu’ils ont tournés ensemble, la créativité formidable et l’énergie familiale, amicale, qui les entourèrent jusqu’à la mort de Cassavetes en 1989, sont au cœur d’un puissant spectacle théâtral conçu par Constance Meyer, Agathe Peyrard et Sébastien Pouderoux. Alors que Gena Rowlands vient de disparaître cet été, nous traversons sa vie, l’art et l’amour qui infusèrent ce couple fabuleux, nourri d’un anti-conformisme subversif et d’une dévorante rage de vivre.
Démêler le vrai du faux
Le spectacle débute par un pastiche du Masque et la Plume, dans un studio de radio, où Pauline Kael, grande prêtresse du New Yorker, se confronte avec le journaliste Thierry Raymond, personnage inspiré de Ray Carney et grand admirateur de Cassavetes, ainsi que la critique Eloïse Cornet. D’emblée, le dernier film du réalisateur divise. C’est Dominique Blanc, royale et caustique à souhait, qui incarne la journaliste vedette, distillant une critique fielleuse et argumentée, démontrant en quelques mots la vanité et la nullité du cinéma de Cassavetes, tandis que Raymond, campé par le jeune Antoine Prud’homme de la Boussinière, tente difficilement de placer quelques arguments pour défendre son cinéaste adoré. Quant à Eloïse Cornet, que joue Marina Hands, saisissante par cette composition de jeune pigiste évaporée, encore tremblante de timidité, préfigurant le rôle de Gena qu’elle incarnera durant toute la pièce, la comédienne amoureuse, fanatique et totalement co-autrice du travail de création avec son mari.
Transgression
Constance Meyer, qui est scénariste et réalisatrice, et Sébastien Pouderoux, comédien, en couple dans la vie privée, se sont passionnés pour les fulgurances créatives de ce couple mythique et la manière quasi-marginale avec laquelle ils fabriquèrent des films d’auteur, en se ruinant à chaque fois, hypothéquant leur maison, se disputant avec tout le monde, mais conservant, tout au long des années les plus difficiles, des amis fidèles et totalement dévoués. Dans cette épopée entre la vie privée et les plateaux de cinéma, les bureaux des producteurs et les cuisines d’appartement où cuisent des spaghettis, on croise le comédien Peter Falk, l’inspecteur Colombo, acteur fétiche de Cassavetes notamment dans Husbands en 1970 et Une femme sous influence en 1974, film qui marqua le féminisme par l’observation clinique d’une mère de famille au bord de la folie. Nicolas Chupin campe Falk, et Sébastien Pouderoux Cassavetes. Tous deux forment un duo sauvage et drôle à la fois, totalement puéril et provocateur, qui a toujours refusé de se plier aux diktats du show business. John Cassavetes est décédé en 1989.
Interrogatoire
Entre chaque tableau, la caméra reprend ses droits en filmant en gros plan un interrogatoire de police pour une plainte déposée par un technicien contre son réalisateur. On connait les frasques et les envolées tempétueuses de Cassavetes qui avait le sang chaud et la plaisanterie chevillée au corps. A la suite d’un coup de poing expédié dans le cou de l’un de ses techniciens, ce dernier porte plainte et la police fait défiler tous les témoins de cette scène abondamment arrosée d’alcool. Ce que nous apprennent ces entretiens, inspirés de fait réels, c’est la réalité brouillonne du tempérament du cinéaste, sa générosité, sa maladresse affective, sa nervosité qui contribuèrent à des brouilles et à des petites vengeances.
Jordan Rezgui, nouveau pensionnaire de la Troupe de la Comédie Française, interprète plusieurs rôles avec beaucoup de talent, et Rachel Collignon, Blanche Sottou campent les autres personnages. Le décor reste unique, constitués de fauteuils que l’on déplace, ou d’une table sur laquelle la famille de Mabel, fragile et vibrante femme au foyer qui vrille progressivement dans la folie, dans Une femme sous influence, mange goulûment ses spaghettis bolognaises. Pas de lourdeurs provoquées par des vidéos, ou d’extraits de films originaux. Les auteurs du spectacle privilégient la légèreté -bien que l’on puisse reprocher quelques longueurs à la représentation- la vivacité organique du jeu, la composition théâtrale, évoquant la difficulté de vivre, d’aimer, de créer dans une totale indépendance. A ce jeu-là, Marina Hands, présence lumineuse, totalement vibrante et habitée, déploie sa longue silhouette et son visage hyper mobile dans des scènes mémorables, quand Dominique Blanc nous épate avec un jeu d’une redoutable et piquante clarté. Quel bel hommage que ce spectacle en forme d’ode à la liberté et à la création, pour ce couple dont la rage de vivre et de créer devrait tous nous inspirer.
Hélène Kuttner
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