Cap au pire, vertige de Beckett
Difficile de faire plus noir, plus ardu, plus absurde et plus immensément beckettien. Ce texte crépusculaire nous fait avancer pas à pas dans l’obscurité d’une disparition quasi-absolue. Ne restent que les mots et le comédien pour les dire, c’est à dire Denis Lavant : métaphysique et performant.
Immobile sur le plateau, vêtu de noir, pieds nus sur un carré blanc lumineux, l’acteur dit le texte dans la pénombre. Nous sommes loin du Denis Lavant gesticulant, dansant, clownesque et capable de figure stylisée ; ce n’est qu’au moment du salut que sa souplesse maitrisée jaillira. Derrière lui, de minuscules lumières orangées pointent de lointaines présences astrales sur le rideau noir froissé qui n’est autre que le vide de l’univers. Autant dire que l’ambiance est au désespoir. La condition humaine, -vie et vieillesse, décrépitude assurée jusqu’à la mort-, est passée au hachoir à travers un texte bâti de mots et de demi-phrases qui se répètent, tournent en vrille autour d’une psalmodie sans issue ni sursaut. Beckett lui-même hésitait à se replonger dans son propre texte, sachant qu’il risquait de l’absorber douloureusement. Il fallait donc un metteur en scène et un comédien capables de s’y confronter sans y tomber ni le fracasser. Jacques Osinski et Denis Lavant ont relevé ce défi.
Denis Lavant s’empare ou plutôt se laisse happer par les mots pour s’en vêtir entièrement. Dans un maintien figé, au bord du rien, il permet aux mots une sorte de vie par eux-mêmes, comme s’ils étaient l’ultime souffle vital. La concentration est sidérante, la suspension partagée avec la salle est un moment rare. Les infimes écarts avec la ligne vocale deviennent une source de rire bref, tant la tension est raide. On sourit pour un minuscule trémolo qui a tenté d’exister, comme si, au bord de cet abyme, il fallait s’accrocher aux rameaux épars que dispersent les mots.
Monologue sur un fil, Cap au pire s’entend tel un bloc, quoique morcelé. Il se construit sur la déconstruction et le spectateur accepte d’être tenu sur le gouffre. C’est une expérience rare et osée. Elle ne laisse pas indemne, elle peut se révéler insupportable et quand elle se supporte elle vous emporte sur une bribe de temps et d’espace d’équilibriste métaphysique.
Emilie Darlier-Bournat
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