“Bérénice” avec Isabelle Huppert sans Racine
Dans une création signée de l’artiste Romeo Castellucci, Isabelle Huppert incarne Bérénice, reine de Judée abandonnée par l’Empereur Titus, dans la tragédie la plus pure de Racine. Point central d’un chaos esthétisé de manière radicale, saturé de la musique de Scott Gibbons, la comédienne sonorisée incarne la femme déchue, seule sur scène, avec des danseurs muets qui campent les autres personnages. Une insolite et belle performance esthétique qui en oublie cruellement les dialogues ciselés et la splendeur des alexandrins de Racine.
Pas une goutte de sang versé
Titus, qui aimait passionnément Bérénice et lui avait promis de l’épouser, la renvoya de Rome, malgré lui et malgré elle, dès les premiers jours de son empire. Cette action doit être propre au théâtre, raconte Racine dans sa préface à la pièce, par la violence des passions qu’elle peut exciter. Mais contrairement à la séparation d’Enée et de Didon qui finit pas se tuer, Bérénice ne se tue pas. Elle dit adieu à Titus dans un effort surhumain qui constitue le climax de la tragédie, sans qu’il y ait de sang ni de mort. Il suffit que les acteurs en soient héroïques, que les passions soient excitées et que tout s’y ressente d’une tristesse majestueuse dans une simplicité d’action exemplaire. C’est ainsi que Jean Racine présentait à la cour sa Bérénice, élaguée d’anecdotes et de faits de guerre, de scènes sanglantes et de coups de théâtre. C’est à un tragique totalement intériorisé qu’il nous convie, avec la séparation forcée de deux êtres qui s’aiment mais doivent obéir à la raison politique.
Radicalité castellucienne
Romeo Castellucci, créateur de spectacles mondialement connu en ce qu’il réinvente la scène par une esthétique unique et captivante, considère Isabelle Huppert comme une “actrice définitive qui exprime l’hardcore du théâtre”. Il place donc sa divine actrice comme il déposerait une étoile, au centre d’un plateau dénudé, astre immobile et réceptacle de toute la tension émotionnelle du monde. Dans une robe de voile évanescente et brodée de dentelles, la comédienne déclame seule les alexandrins de Racine, alors que la sonorisation sophistiquée brouille de plus en plus sa voix grave. Les alexandrins se teintent de parasites divers, on ne comprend plus beaucoup le texte, mais ce n’est pas le seul souci du spectacle dont l’hémorragie émotionnelle ne doit venir que de l’héroïne. “On voulait m’arracher de tout ce que j’adore ; Moi dont vous connaissez le trouble et le tourment / Quand vous ne me quittez que pour quelque moment ; Moi, qui mourrai le jour qu’on voudrait m’interdire / De vous …” C’est à son futur mari Titus, que cette amante éplorée s’adresse, alors qu’Antiochus, l’ami si cher de Titus, est secrètement épris de Bérénice. Isabelle Huppert prend la pose, dit le texte, en tous cas les alexandrins que l’on peut encore comprendre, avec une netteté et une diction exemplaires. Il y a du Sarah Bernhardt dans cette manière affectée de jouer la tragédie. Mais cette solitude tourne bientôt très vite à vide, car ce que l’on voit sur plateau n’est qu’un personnage de femme souffrante, abandonnée et éplorée, sans que l’on en comprenne les raisons et les mobiles.
Préciosité
La styliste néerlandaise Iris Van Herpen a créé pour la star des robes d’une beauté magique, corolles de tissu vaporeux en formes de fleurs géantes, d’un plan nuptial au début du spectacle et d’un camaïeu de rouges sanguins à la fin. La préciosité du XVII° siècle avec sa carte du Tendre se mue en romantique opéra de Puccini sans la mort de l’héroïne, tandis que le compositeur Scott Gibbons nous secoue le coeur de pulsations stratosphériques, de tonnerres et de pluies de battements de tambour qui tempêtent sur la scène comme sur un champs de mines. Quelques accessoires, un radiateur électrique, une machine à laver à hublot, apparaissent comme les objets transitionnels du chagrin de Bérénice-Isabelle qui s’y love chaleureusement, comme si la chaleur d’un radiateur et la pureté du linge pouvaient effacer son chagrin. Puis, alors que Bérénice quitte le plateau, les silhouettes longilignes de deux danseurs filiformes, torse nu, Titus et Antiochus, entament un duo silencieux avec une couronne d’or. Pourquoi sont-ils privés de parole ? Et que font le groupe d’hommes, également torse nu, derrière le rideau, qui complotent en silence ? Est-ce le choeur, ou les sénateurs romains ?
Déchéance en direct
Le spectacle alterne ainsi la présence d’Isabelle-Bérénice, jusqu’à la déchéance finale, à l’annonce de sa séparation, à terre et dans une robe de bure, et celle du groupe de danseurs qui se déplacent et vont finalement défiler le long d’une corde rouge officielle, le dos tourné et les fesses à l’air. Sans que l’on comprenne ce qui se passe réellement sur le plateau, par rapport à l’histoire de la pièce, le spectacle déroule ses artifices autour du personnage de Bérénice, rendue à sa volonté de séparation, femme déterminée. Le texte qui vient s’imprimer sur le rideau de scène du fond vient confondre le nom de l’héroïne et celui de la comédienne Isabelle en une fiction nouvelle et totalement fantasmée, on en oublie Racine et ses alexandrins qui chantent en musique le silence, les cris et la désespérance. Racine est un poète qui chante le langage comme expression sublime des émotions, Castellucci calme les ardeurs du langage poétique par des paroles hésitantes, brouillées par les micros, une musique assourdissante et des subterfuges qui font de cette tragédie le monologue haletant et solitaire d’une souffrance féminine qui finit par le silence. Ultime pied-de-nez à la tragédie et au théâtre, la réplique finale de Bérénice-Isabelle est “Ne me regardez-pas !”.
Hélène Kuttner
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