“Barbe-Bleue” de Pina Bausch à l’Opéra de Paris : dans le vertige infernal du désir
Présenté pour la première fois en 1977, le ballet de Pina Bausch est créé aujourd’hui à l’Opéra de Paris avec le corps de ballet sur la bande musicale de l’opéra de Béla Bartók. Un huis clos saisissant qui voit le héros, Barbe-Bleue, se replonger dans une série de meurtres et de prédations à travers la répétition incessante de scènes. Des fantômes de femmes et d’hommes peuplent le plateau par des corps à corps étourdissants. Dans cet époustouflant ballet qui place la voix et le théâtre au premier plan, les danseurs Léonore Baulac et Takeru Coste sont tous simplement impériaux.
Dans l’antre du désir
En 1977 à Wupperthal, la chorégraphe allemande Pina Bausch s’inspire de l’opéra Le Château de Barbe-Bleue de Béla Bartók pour créer une oeuvre dont la violence et l’originalité évoquent le Sacre du Printemps de Stravinsky. Le compositeur hongrois et son librettiste Balász s’inspirent à la fois du conte de Perrault et de Maeterlinck pour raconter l’aventure d’une héroïne, Judith, censée représenter toutes les femmes, qui pénètre dans le château du monstre Barbe-Bleue comme dans un jardin secret et sanglant. La parabole met donc en scène un anti-héros masculin qui représente tous les hommes, par sa violence et son désir de domination, face à une femme qui est à la fois son épouse et sa victime. Dans la scénographie monumentale de Rolf Borzik, dessinant une pièce dont les hauts murs sont sans issue, baignée d’une lumière spectrale et avec un sol jonché de feuilles mortes, un homme en manteau noir se concentre sur un magnétophone qu’il manipule à vue sur une table roulante munie d’un long câble. La musique magnétique de Bartók nous saisit, une partition moderne mêlée des tonalités populaires hongroises, riche, insolite et prenante, et soudain apparait Judith, qui cherche, épie, court sur le plateau alors que l’homme tente de l’arrêter, s’empare de cette femme et interrompt au même instant la bande sonore.
Sur le thème de la répétition
Quelle géniale idée de la part de Pina Bausch d’avoir mis en abîme l’opéra, de manière à faire du personnage de Barbe-Bleue un homme acteur et en même temps spectateur de sa propre vie, face aux fantômes des femmes qu’il a abusées. Autour de Takeru Coste, qui campe l’homme, et de Léonore Baulac ce soir-là dans le rôle de Judith, une poignée de femmes et d’hommes répètent les mêmes scènes en miroir du couple principal, obéissant au rythme stressant des interruptions successives. Les corps s’enlacent et se ploient comme des vagues, se déchirent en un instant, et obéissent au tumultueux cours des émotions et des pulsions. Le désir et la répulsion, la douceur et la souffrance, les rituels de possession et de violation de liberté dont s’emparent souvent les hommes qui ne peuvent se contrôler. Pour autant, chez Pina Bausch, les femmes ne sont pas victimes, et se rebellent, réagissent et attaquent. Dans des robes fluides aux couleurs pasteles, les femmes se déstructurent telles des poupées de chiffon et les hommes en costume sombre roulent des mécaniques ou s’auto-mutilent. La séduction qui prélude à la possession, l’emprise qui suit l’appel du désir, la peur de la solitude et la dépendance aux autres, la chorégraphe les raconte de la plus puissante des manières dans cette œuvre d’une modernité folle qui résonne d’une drôle de manière aujourd’hui depuis que la parole des femmes s’est libérée.
Plus que de la danse
Ce qui se déroule sur la scène procède, de la même manière, d’une danse totale, qui fait autant appel au cri qu’au rire, à l’ironie qu’à la souffrance, jusqu’à l’épuisement des corps. C’est une danse de vie et de mort, qui exige des danseurs un engagement sans faille, jusqu’au sacrifice. Il y a des images sublimes, hallucinantes d’énergie, lorsque Barbe-Bleue, lors d’une valse tango, enveloppe ses femmes dans un drap pour les jeter, telles des sacs, l’une sur l’autre sur une même chaise. Quand il habille Judith, à la fin du spectacle, de toutes les robes des femmes sacrifiées, avant de la traîner, couverte et inanimée, en travers du plateau. Mais cette chorégraphie ne fonctionnerait pas sans l’engagement total de danseurs à la technique virtuose, capables de tout faire. Tous les jeunes danseurs sont magnifiques d’engagement et de sincérité, tour à tour tragiques ou ironiques, pleurant ou riant, légers ou graves, comme lors d’un mémorable passage qui flirte avec le Marquis de Sade ou Les Liaisons dangereuses. Quant au couple Léonore Baulac et Takeru Coste, il est fabuleux. Elle, corps d’une fluidité aérienne, d’une résistance incroyable, possède une énergie insoupçonnée et un sens de la dramaturgie remarquable. Rien de gratuit, rien de superficiel dans sa composition toujours sincère de cette Judith fragile et forte qui raconte toutes les femmes. Takeru Coste est tout simplement exceptionnel, chef-d’orchestre nerveux et impulsif de sa propre histoire, semblant diriger le monde entier, corps animal, pesant et nerveux, virevoltant d’un côté à l’autre du plateau en l’espace d’une seconde. On court beaucoup et à toute allure dans ce spectacle, et c’est sans doute après la vie, après le bonheur, après la tendresse, que tous courent autant. Comme pour parvenir à un rêve d’harmonie impossible.
Hélène Kuttner
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