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Avignon Off 2023 : nos coups de cœur (suite)

Hélène Kuttner 11 juillet 2023
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©Camille Bricout

Le Festival Off d’Avignon est souvent l’occasion d’admirer de superbes comédiens dans des textes puissants. Cette deuxième sélection va vous éblouir autant par le talent des interprètes que par la force des pièces qu’ils portent avec une sincérité et une émotion étonnantes. Benjamin Voisin, Stanislas Nordey, Olivier Sitruk ou Nil Bosca sont les messagers de ces moments magiques.

Guerre : un spectacle coup de poing

©Clément-Puig

« Depuis décembre 1914, j’ai attrapé la guerre dans ma tête. Elle est enfermée dans ma tête. » Ainsi s’exprime le jeune Ferdinand, double de l’auteur Ferdinand Céline, au moment où, blessé à la tête par une balle perdue, il erre autour des lignes de front près de la frontière belge, au milieu de ses camarades mortellement mutilés. Guerre est un récit brûlant, récemment édité chez Gallimard, écrit deux ans après Voyage au bout de la nuit, qui a été retrouvé sous forme de liasse de feuillets révélant l’épopée initiatique extraordinaire d’un jeune brigadier durant la Grande Guerre. De cet « abattoir international en folie », Céline tire une prose hallucinante de noirceur, d’une cruauté fantastique mêlée d’un humour dévastateur. La langue est crue pour décrire l’horreur de la guerre, mais aussi cocasse et grivoise pour les aventures sexuelles du juvénile brigadier, soigné à l’hôpital avant d’être décoré de la Croix de guerre. Benoît Lavigne a eu l’excellente idée d’adapter le texte avec Bérangère Gallot et de trouver l’acteur idéal pour l’incarner : Benjamin Voisin, gueule d’ange et silhouette à la Rimbaud, incarne littéralement ce jeune cabossé dont la tête explose encore du vacarme des obus. Dans une scénographie somptueuse, une nuée de soleils rouges, et un habillage musical qui voyage entre le piano, la guitare et l’accordéon, le jeune comédien est hallucinant de vérité, capable de se fondre dans les situations les plus extrêmes, des plus drôles aux plus tragiques, avec un sens charnel du vocabulaire argotique et outrancier. Plongeant dans cette langue incroyable, il nous transporte dans ce charnier vorace et fantastique grâce au pouvoir d’une littérature enflammée. On en ressort KO.

Théâtre du Chêne noir, 17h20 (reprise à Paris au Théâtre du Petit Saint-Martin le 12 septembre) 

Dolorès, une histoire extraordinaire

© Frédérique Toulet

C’est une vie hors du commun, celle d’un héros hors-norme qui est nous est racontée dans une mise en scène de Virginie Lemoine très réussie, avec des comédiens, danseurs et musiciens tous formidables. Sylvin Rubinstein naît à Moscou en 1914, en même temps que sa soeur jumelle Maria. Ces deux enfants illégitimes d’un duc russe et d’une danseuse juive quittent Moscou pour Brody, en Pologne, lors de la Révolution russe et des pogroms réguliers. C’est là qu’ils s’adonnent tous deux à un style de danse qui fait fureur dans les années 30, le flamenco. Eblouissant et gémellaire, le duo de jeunes artistes triomphe vite à Varsovie, Londres ou Berlin sous le nom de « Imperio et Dolores » jusqu’à ce que les nazis interdisent et pourchassent les artistes juifs. Le duo décide de retourner en Pologne mais très vite ils sont emprisonnés et emmurés dans le ghetto de Varsovie. Sylvin n’est pas du genre à obéir ni à se résigner. Armé d’une détermination hors-normes, il va parvenir à s’échapper du ghetto par un salon de coiffure et à entrer dans la clandestinité et la résistance armée grâce à la rencontre de Kurt Werner, un officier de la Wehrmacht anti-nazi, qu’il appelle Papa Kurt et avec lequel il se lance, sous le pseudo de « Turski » dans une série d’attaques et de sabotages. Ses actions culminent en 1942 lorsqu’il apprendra la déportation et la mort de sa jumelle Maria. Devenu « une hyène », « un meurtrier » et vêtu de la robe de danseuse de Dolorès qu’il reconstitue, Sylvin se lance dans une série d’attentats spectaculaires avant de finir sa vie à Hambourg, tenant une boutique de brocante et retrouvant le flamenco sous le nom de Dolores, sans jamais arrêter de pourchasser les nazis. C’est grâce au documentaire Les oubliés de l’Histoire que Yann Guillon et Stéphane Laporte, auteurs, ont écrit cette incroyable pièce dont le comédien Olivier Sitruk interprète finement le personnage principal. Dans le rôle de Kurt, François Feroleto est épatant et Joséphine Thoby campe Maria. Avec eux, leurs doublures danseurs, Ruben Molina-Imperio et Sharon Sultan-Dolores, accompagnés des chanteurs musiciens Cristo Cortes et Dani Barba, sont déchirants de talent et de beauté. Courez-y !

Théâtre Actuel, 17h35

Euphrate, ou le dur désir d’être soi

©Victor-Hadrien

Que faire quand on est la fille d’un père turc et d’une mère française qui nous enjoignent, tout comme la société, d’être excellente à l’école pour obtenir le meilleur diplôme possible, être heureuse et réussir sa vie ? Que faire quand malheureusement on n’est pas un cheval de course mais un chameau qui aime aller lentement, se contente de brouter l’herbe et de cheminer tranquillement ? Euphrate, c’est le nom de la jeune fille, mais aussi le nom du fleuve long de 2780 km qui traverse la Turquie, la Syrie et l’Irak, et qui signifie « eau douce » en arabe. Euphrate, c’est tout sauf une eau douce, c’est un volcan bouillant d’énergie et de doutes, dont le corps et le cœur ne tiennent pas en place mais qui, comme grand nombre de jeunes gens qui viennent d’avoir le bac, cherchent sa voie. Docteur ou architecte, psychologue ou biologiste ? Nil Bosca, dont les origines et le chemin de vie ressemblent étrangement à ceux de son héroïne, est la formidable interprète, actrice et danseuse, de son propre récit. Dans la quête de son « moi » intime, entre la normalité française à adopter avec sérieux et le voyage dans une famille turque qui la rappelle à la tradition, la jeune femme trouve une identification dans le mythe d’Afife Jale (1902-1941), la première actrice turque devenue un symbole d’émancipation et de liberté. Sur le plateau, la comédienne est captivante, mélangeant les situations les plus cocasses aux désespoirs les plus profonds. Elle est gracieuse et drôle, spirituelle et grave, incarnant à elle seule une dizaine de personnages sous le regard de Stanislas Roquette et d’Olivier Constant pour la mise en scène. Un spectacle tendre et essentiel, pour tous les âges.

Théâtre du Train bleu, 12h40 (reprise du 6 au 18 novembre au TCI)

La question : texte et interprétation incandescents

©Jean-Louis Fernandez

Il est des spectacles qu’il faut découvrir de toute urgence, en raison de la puissance, de l’importance de leur texte, mais aussi, et c’est mieux quand cela va ensemble, de la qualité de leurs interprètes. La question est un récit fulgurant qui a été imprimé en 1958, et qui a très vite été interdit et saisi par la police sur ordre de l’armée. Dans ce livre à la prose incandescente, d’une sobriété et d’un classicisme absolus, le résistant communiste Henri Alleg, qui fut directeur du journal d’opposition Alger républicain de 1950 à 1955, publication interdite ensuite par la censure en pleine guerre d’Algérie, raconte les sévices, les actes de torture, les souffrances et les humiliations subis dès son arrestation par les parachutistes de la 10° DP le 12 juin 1957. Ceux-ci le séquestrent à El Biar dans la banlieue d’Alger durant un mois. Ce qu’il raconte deux mois plus tard dans des feuillets épars, écrits en cachette dans la prison de Barberousse, après avoir été transféré au camp de Lodi, est d’une précision scientifique à la limite du supportable. Électricité, eau, violences corporelles diverses sur tout le corps font partie de ce menu qui existe encore dans certains pays pour faire avouer les détenus. Mais Alleg, exemplaire, ne lâche rien, quitte à lâcher sa propre vie. Sa résistance, au milieu de ses copains épuisés et parfois morts, tient à la volonté de transmettre des faits malgré le silence imposé par l’armée et le gouvernement français durant de longues années encore. Laurent Meininger, metteur en scène et initiateur du projet, a confié cet immense récit à un comédien d’exception, Stanislas Nordey qui le porte avec une sobriété et un engagement formidables. Chacune des phrases, écrite à la perfection, est une météorite qui nous traverse. Pour revivre la face souvent cachée de notre histoire.

Théâtre des Halles, 16h30

Hélène Kuttner

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