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Avignon Off 22 : nos premiers coups de cœur

Hélène Kuttner 11 juillet 2022
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©AVIGNON-OFF-2022

Dans la jungle du Festival d’Avignon Off, il nous faut choisir parmi plus de 1500 spectacles, reprises ou créations 2022. Des têtes d’affiches ou des compagnies émergentes, des artistes de tous âges et de toutes régions de France et du monde, certaines venant même d’Ukraine et de Lituanie, proposent des oeuvres classiques ou contemporaines qui seront vues par des milliers de spectateurs du 7 au 30 juillet dans la ville mondiale du théâtre. Nous vous proposons une première sélection de créations.

« La Priappée des Ecrevisses » : royale Andrea Ferréol

© Droits réservés Fabienne RAPPENEAU.

Le 17 février 1899, l’agence Havas publie la nouvelle suivante : «Le président de la République a succombé, ce soir, à 10 heures, à une attaque d’apoplexie foudroyante. Le président du Conseil, qui assistait aux derniers instants du chef de l’Etat, a fait part de la douloureuse nouvelle aux présidents des Chambres et aux membres du gouvernement.» Félix Faure aimait les femmes et c’est dans les bras de l’un d’elle, certains racontent dans une position sexuelle sans équivoque, qu’il rendit son dernier soupir, carrure d’athlète fatiguée mais dopée, paraît-il, par de dangereux stimulants sexuels. Celle qui s’est enfuie encore habillée, la mine basse, était presque aussi célèbre que le président de la République. Marguerite Steinheil, surnommée « Meg », était une beauté plantureuse de la Belle Epoque qui recevait Toulouse-Lautrec, Jules Massenet ou Emile Zola. Près de dix ans plus tard, cette « Messaline du lit » sera accusée d’un meurtre qu’elle niera, parvenant à être acquittée aux assises et à fuir en Angleterre où elle finira remariée à un lord. L’auteur Christian Siméon s’est délecté de cette histoire qui défraya la chronique et fait revivre royalement Marguerite, seule dans sa cuisine, en train d’émasculer des écrevisses omnivores en compagnie de sa gouvernante et face à un journaliste ébahi. La grande comédienne Andréa Ferréol est tout simplement magistrale dans ce personnage hors normes qui détaille ses recettes de cuisine à la manière dont elle tisse ses mensonges, avec science et volupté, jouissant de chaque mot et s’extasiant de chaque action. Vincent Messager, qui joue le journaliste, met en scène cette performance grandiose avec intelligence et Pauline Phélix chante des chansons d’époque. Atomique.

Théâtre du Chien qui fume, 17h.

« Ephémère » : rencontre entre deux solitudes

©Xavier Cantat

C’est un texte brûlant, dérangeant, bouleversant, que nous propose Panchika Vélez dans cette création avignonnaise dont elle assume aussi la mise en scène avec un très beau duo de comédiens. Benjamin, incarné par Aurélien Chaussade, est un jeune cadre dynamique, qui décide un beau soir de fréquenter un bar à champagne, autrement-dit un endroit aseptisé et protégé, au décor chaleureux, où sévissent des entraîneuses, appelées hôtesses qui proposent leurs services intimes à des clients. C’est Agathe, campée par Vanessa Guide, qui le mène dans un love hôtel après quelques coupes échangées. Le décor superbe de Jean-Michel Adam, qui conjugue les courbes sensuelles d’un lit circulaire au rouge désir d’un bar années 80, figure le cocon où se joue leur rencontre avec l’inversion perverse des rapports marchands. En effet, c’est Agathe, silhouette parfaite, fuselée dans une robe noire fendue, qui décide de jauger son client, qui l’examine, le détaille, l’interroge, tandis que Benjamin tourne autour d’elle, sans comprendre, excité par le désir de posséder un objet qu’il a monnayé. Progressivement, cette inversion des relations finit par révéler les personnages, chacun face à l’autre et à lui-même. Le jeune homme, fragilisé par la pression sociale et conjugale, sommé de correspondre à un modèle économique, finit par tomber fou amoureux d’Agathe. Cette dernière, qui alterne la domination froide et la brisure affective, lui avoue aussi ses blessures, ses failles, et les raisons pour laquelle, étudiante brillante, elle a franchi la frontière de la prostitution. Inspiré d’un texte de l’Italienne Dacia Maraini publié dans les années 70, la pièce ainsi finement adaptée évoque les nouvelles pratiques de commerce sexuel, passant des chambres closes à l’échange virtuel, sécurisant ainsi le corps des femmes mais prolongeant une autre dépendance. Les deux acteurs portent cet échange avec une grâce et une finesse remarquables, nous révélant des morceaux de vie qui percutent souvent les nôtres. Une réussite.

Théâtre des Gémeaux, 11h35

« Oh les beaux jours » : Véronique Boulanger lumineuse 

©Arnaud Boulot

On se souvient de cette célèbre pièce en deux actes de Samuel Beckett, écrite dans les années 1960, en grande partie grâce aux interprètes féminines qui ont incarné le rôle principal de Winnie, cette femme de cinquante ans qui tente délicieusement de survivre, à moitié enterrée dans un mamelon aux pentes douces, tandis que son mari Willie rampe à ses pieds, lisant son journal en se protégeant du soleil. Madeleine Renaud et Jean-Louis Barrault créèrent les rôles, mais le succès de cette pièce drôle et métaphysique reste indéfectible, à condition d’être portée par une distribution à la hauteur du texte. C’est le cas dans cette production signée Véronique Boulanger, qui s’empare du personnage avec une vitalité, une luminosité et une énergie remarquables, accompagnée d’un Willie épatant joué par Jérome Keen. En pleine lumière, respectant les didascalies de l’auteur à la lettre, cette Winnie adorable ressemble étrangement à Jackie Kennedy, silhouette gracile coiffée d’une toque de couleur perle, affichant fièrement un minois aux grands yeux sombres parmi des vagues de voile de lin mousseux, écume sableuse d’un no man’s land désertique où le temps qui coule indéfiniment a besoin d’une sonnerie de réveil pour indiquer le début du jour. Cette Winnie là, encore jeune et coquette, refuse toute nostalgie et tout apitoiement sur elle-même. Condamnée à disparaître, puisque le second acte la verra cette fois enfouie jusqu’au cou, cette héroïne intemporelle est bien décidée à lutter, à combattre la faiblesse et le désoeuvrement. Chaque petit geste quotidien, se brosser les dents, se limer les ongles, se protéger du soleil, est une victoire sur la vie et devant Dieu. “ Tiens-toi, Winnie ”, se dit-elle, “ advienne que pourra, tiens-toi. ” Frivole et drôle, fantaisiste et joyeuse, Véronique Boulanger incarne à merveille cette politesse du désespoir qui force les humains, malgré les intempéries de l’existence, à garder le cap. L’interprétation des deux comédiens, dans une simplicité extrême, est tout simplement lumineuse.

La Tâche d’encre, 14h.

« Les Etoiles » : Philippe Caubère conteur et magicien

@michele-laurent

Poursuivant son voyage à travers Les Lettres de mon moulin d’Alphonse Daudet, Philippe Caubère nous invite à partager l’inconscient du grand auteur avec des lettres plus intimes, moins connues, qui révèlent un artiste déchiré, ultra-sensible, qui évoque avec une nostalgie superbe son enfance amoureuse dans la Camargue de la fin du 19° siècle ou sa visite chez des vieux provençaux dans un orphelinat, en même temps que des récits de marins décrivant un naufrage vu du Phare de la Sanguinaire à Marseille. Dans ce superbe lieu théâtral qu’est la Condition des Soies, une rotonde de 6 mètres de hauteur sous plafond dont les gradins en bois ont été conçus par Guy-Claude François -scénographe d’Ariane Mnouchkine- pour la création de La Danse du Diable, le comédien à l’élégance parfaite nous embarque la tête dans ses Etoiles, faisant valser nos coeurs sans bandoulière sur des chevaux sauvages ou des mers déchaînées, avec comme seule boussole son immense talent. A l’épopée romanesque des marins corses dans le Golfe d’Ajaccio, aux naufrages aux couleurs de Delacroix racontés par un vieux gardien de phare marseillais, succède la romance enfantine d’un jeune berger, l’auteur enfant, qui raconte comment il a pu abriter sa jeune amoureuse trempée de pluie en lui contant le dessin des étoiles dans le ciel. A un autre moment, c’est la visite chez des vieux dans un orphelinat, auxquels il doit donner des nouvelles de leur petit-fis parisien. Nous sommes aussi chez Giono, chez Brassens et chez Jacques Brel, et les mots chargés de tendresse et de joie composent une déchirante musique. Le Portefeuille de Bixou, un grand moment dramatique, permet à l’acteur de raconter la prestation extravagante d’un vieux polémiste parisien aveuglé par l’acide des imprimeries, grande gueule et grand coeur, qui vient déjeuner chez Daudet. Une vision de la société parisienne du Second Empire affairiste et cruelle, jouée comme un monologue halluciné et monstrueux ! Un spectacle unique et d’une puissance fantastique.

Condition des Soies, 19h40.

Hélène Kuttner

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