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Avignon 2024 : “Lacrima”, une robe de princesse faite de larmes et de sang

Hélène Kuttner 10 juillet 2024
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© Christophe Raynaud de Lage / Festival d'Avignon

Pour sa dernière création, Caroline Guiela Nguyen explore les secrets de la fabrication d’une robe destinée à une princesse anglaise. Derrière l’excellence et le luxe de la confection, la minutie des « petites mains » de Paris à Mumbai en passant par Alençon, gisent la souffrance des employés et le stress d’une préparation tenue secrète durant dix ans. Un spectacle qui se déploie en images durant trois heures, avec la délicatesse d’une précision réaliste et d’éblouissantes comédiens.

Un atelier de confection

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Dans Saïgon, Caroline Guiela Nguyen, autrice, metteure en scène, réalisatrice et nouvelle directrice du Théâtre National de Strasbourg, nous invitait dans les cuisines d’un restaurant vietnamien entièrement reconstitué sur scène. C’était en 2017 et on découvrait ce travail insolite, d’une humanité ravageuse, au Festival d’Avignon. Depuis, avec Saïgon et Fraternité conte fantastique, ses deux précédentes créations qui tournent dans toute l’Europe, cette artiste aux multiples talents ne cesse de vouloir faire vivre sur le plateau les oubliés de l’Histoire, les femmes et les hommes invisibles dont la sueur et les larmes, l’énergie et le talent, sont partie prenante de notre société et notre économie. Avec Lacrima, nous voici transportés dans un grand atelier de couture, situé rue du Faubourg Saint-Honoré à Paris. De longues tables de couture, recouvertes de tissu clair, traversent la pièce, mais aussi des tables à repasser qui jouxtent des mannequins vêtus de robes somptueuses. L’univers de la couture touche inévitablement un large public, et c’est l’un des objectifs principaux de l’autrice du spectacle que de créer un théâtre populaire.

Irruption de la tragédie

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

La tragédie, l’émotion et les larmes –lacrima en latin- surgissent dès le début du spectacle, avec un événement qui nous prend aux tripes. La première couturière, Marion, arrive titubante dans l’atelier à la nuit tombée et les pompiers surgissent rapidement. L’effet de réel est sidérant, et la suite du spectacle, passé ce prologue dramatique, rembobine comme une pelote de fil cette extraordinaire histoire de princesse qui nous transporte de l’atelier de Paris, à Alençon où se crée la dentelle, avec un crochet à Mumbai, ville spécialisée dans le façonnage des luxueuses broderies. La nouvelle vient de tomber : l’atelier parisien vient de signer avec la Cour d’Angleterre l’un des plus prestigieux contrats, celui de confectionner une robe pour le mariage de la Princesse dans un an. Les couturières s’agitent comme des abeilles, et Marion, la première couturière, jouée par la magnifique Maud Le Grevellec, prend les choses en main en signant, avec l’administration de la royauté, un contrat d’une sévérité absolue : secret total de la confection et de l’avancement de la robe durant dix ans, règles d’éthique et de soin appliquées pour les employés sur les trois sites de fabrication. Une poignée de couturières de tous âges à Paris, 30 dentelières à Alençon pour confectionner le voile porté comme une traîne grâce aux 500 000 heures de travail, un vieux brodeur indien proche de la cécité qui s’attaque à l’entièreté des perles incrustées sur le tissu à Mumbai, autant de petites mains, d’yeux fatigués et de travail harassant pour créer une robe que la Princesse anglaise exigeante ne portera … que quelques heures. 

Au théâtre comme au cinéma

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Pour explorer les replis de cette fabrication, les secrets de cette robe, le sang et les larmes qui transpirent derrière le tissu brodé, la mise en scène procède avec la fluidité technique du cinéma, multipliant les gros plans à l’image, grâce au travail vidéo de Jérémie Scheidler notamment lors de réunions par Zoom avec les équipes de Londres ou Mumbai. Il y a dans ce spectacle une circulation limpide des lieux avec des comédiens qui changent de rôle très souvent, nous plongeant ainsi dans plusieurs espaces à la fois, par le biais de l’image et du son. La mondialisation se déroule donc devant nos yeux, avec son efficacité et ses déboires pervers. Autour de Maud Le Grevellec, Dan Artus, le mari violent de Marion, Dinah Bellity, Natasha Cashman, Charles Vinoth Irudhayaraj, Anaele Jan Kerguistel, Liliane Lipau, Nanii, Rajarajeswari Parisot, Vasanth Selvam sont les poignants comédiens, dont trois sont amateurs, de cette folle plongée entre apparence et réalité. Derrière l’humanité chaleureuse de ces personnalités, derrière l’efficacité clinique de leur travail, nous voyons éclater les secrets de familles, les dénis et les évitements, l’explosion des cellules familiales avec des enfants et des conjoints à bout de souffle. Le secret de la robe de mariée devient donc celui de chaque personnage, les nœuds des broderies perlées ceux qui ligotent les cœurs et les poumons, créant une apnée généralisée. « L’étoffe de nos rêves », écrivait Shakespeare dans La Tempête, est aussi bordée par le sommeil et la douleur.

Hélène Kuttner

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