Avignon 2021, deuxième épisode : Jatahy, Lamenta, Angélica Lidell au vif de l’émotion
Christiane Jatahy et Angélica Lidell, deux artistes femmes éclatantes, sont à l’honneur du Festival In d’Avignon avec leurs dernières créations tandis que Rosalba Torres Guerrero et Koen Augustijen créent Lamenta, une chorégraphie hautement théâtrale et émotionnelle. Ces trois spectacles seront repris à partir de cet automne en Europe.
Entre chien et loup à Vedène
Cette fois, la Brésilienne Christiane Jatahy ne nous emmène pas trop loin. Pas besoin de traverser les mers (Notre Odyssée en 2018) en quête des héros grecs, de plonger dans l’univers des maîtres du cinéma (La Règle du Jeu en 2017) ou de filmer le retour des Trois Soeurs de Tchekhov à Moscou (2014). On reste à la maison, en famille, entre amis, au sein d’une petite communauté utopique qui se suffit à elle-même. D’ailleurs, l’atmosphère chaleureuse et fraternelle, les meubles en bois clair, le petit cheval d’enfant et le piano ouvert pourraient évoquer Tchekhov. Et la caméra, qui passe des mains d’un comédien à l’autre avec une élégante fluidité, va même jusqu’à révéler ce que l’on ne voit pas directement, les zones d’ombres et de désir, les souvenirs et les scènes fantasmées, portant avec beaucoup d’intelligence à l’écran les plans de l’intime en multipliant ainsi les points de vue de l’action et du spectateur.
Que voit-on dans ce spectacle Entre chien et loup, durant ce sombre crépuscule où le jour cède à la nuit, où justement le manque de visibilité brouille le réel en en révélant des formes monstrueuses ? Une communauté bienveillante de personnes comme vous et moi, qui se déchire, se diffracte, se transforme à l’arrivée d’une étrangère nommée Graça. Réfugiée brésilienne qui a fuit son pays en raison de la violence de la junte militaire qui menace sa famille, la jeune fille se fait d’abord accepter et désirer, déclenchant une rencontre amoureuse avec le plus séduisant des mâles. Puis, très vite, la confiance se rompt, les réseaux sociaux s’en mêlent, la jalousie fait tâche d’huile et l’harmonie bienveillante fait le lit de tous les démons.
Librement inspiré du film Dogville de Lars Von Trier, le spectacle, dont les jeunes comédiens et musiciens sont tous épatants, raconte comment les prémices du fascisme, de la haine de l’autre, de l’exclusion et de la rivalité parviennent à pénétrer dans les organismes sociaux les plus ordinaires. Grâce à la finesse des comédiens et à l’architecture de cette mise en scène entre théâtre et scène filmées, au présent ou en amont, au fil conducteur musical d’un piano qui colore chaque scène, Jatahy travaille le réel en le faisant passer pour de la fiction, qui n’est que le reflet inquiétant de notre présent. En douceur, sans violence directe, Graça (Julia Bernat) va revendiquer, comme une Antigone moderne, sa vérité en se dépouillant de toutes les projections collectives dont elle est chargée. Et Philippe Duclos, qui joue le personnage d’un aveugle très sage, incarne aussi le narrateur de cette histoire tragique, à l’image d’un choeur antique qui voit mieux que les autres. Un spectacle d’une grande force émotionnelle et politique, à découvrir d’urgence.
Lamenta, Cour Minérale
Sur un plateau totalement nu, que les beaux murs de pierre blanche de l’université d’Avignon réchauffent avec des lignes verticales de projecteurs de chaque coté, neuf danseurs grecs, cinq femmes et quatre hommes originaires de différentes régions, s’attellent à un spectacle en forme de rituel. Partant du Miroloï d’Epire, une pratique de lamentations chantées et de danses pratiquées en Grèce durant les enterrements ou les séparations entre des membres d’une même famille, Rosalba Torres Guerrero et Koen Augustijnen, danseurs issus des compagnies Rosas de Anne Teresa de Keersmaker et de la C de la B avec Alain Platel, poursuivent leur recherche fondamentale autour des danses traditionnelles qu’ils métissent de chorégraphies contemporaines. Le résultat est bouleversant d’émotion, de beauté et d’énergie.
Dans des costumes au graphisme sophistiqué, noir et blanc (Peggy Housset), les artistes de différents âges traversent tous les états de la tristesse à la joie retrouvée, de la prostration formelle au lâcher prise, du recueillement minéral à l’explosion dyonisiaque. D’abord vêtus de costumes et bottés, ordonnés dans une mathématique inspirée, les corps et les âmes des danseurs s’en libèrent peu à peu, faisant jaillir leur personnalités et leur caractère en un tourbillon de gestes, jambes fouettant la terre et torses ployés comme des arbres, le torse vrillant sur lui-même à la manière de chrysalides se mouvant en papillons, lézards ou serpents venant au monde.
La composition musicale créée par 15 musiciens grecs, auxquels s’est associé le flûtiste français Magic Malik, plonge dans les racines de la culture ethnique pour évoluer vers le jazz et le rock actuel. Elle permet donc aux danseurs une véritable création collective, duos d’hommes et de femmes magnifiques, quatuors de corps siamois, dont les têtes, les dos, se dissocient pour mieux d’accoler, mais aussi des solos solaires où les personnalités s’offrent le moment d’une performance à l’énergie fantastique. Cette vitalité, cette énergie qui prend souvent la forme d’une transe collective, irradie tout le spectacle durant une heure et dix minutes où l’on traverse les siècles, les familles, les saisons, les larmes et la joie. Superbe !
Liebestod, Opéra Confluence
Angélica Lidell, passionnaria madrilène et brûlante artiste, revient au Festival d’Avignon avec un spectacle en forme de confession qu’elle joue seule avec un taureau, incarnation de son amour immodéré pour la tauromachie et la lutte à mort entre un animal et un homme qui passe sa vie à la risquer. Dédié à Juan Belmonte, qui s’est suicidé en 1962, créateur du torero spirituel, le spectacle s’inspire aussi de la philosophie de Cioran qui explique l’impossibilité de vivre (Sur les cimes du désespoir). « On torée comme on vit » dit Belmonte repris par Lidell, pour qui, faute de bien vivre, il faut vivre tragiquement, aimer à mort, comme l’indique le titre du final de l’opéra Tristan et Iseut de Wagner Libestod dont on entend le thème musical à la fin. Pour l’heure, Angélica, nommée Chevalier de l’ordre des Arts et Lettres en 2017, se plante devant nous, petite femme brune dans sa longue robe noire, au centre de l’immense plateau d’une scène toute orange, avec à ses cotés une bouteille de vin rouge et un verre.
La bande son est entêtante, mais la voix d’Angelica, parfaitement sonorisée est bien plus puissante. Pour ceux qui s’attendent, au vu des précédentes performances, à des extrémités dans le spectaculaire et le trash, le début du spectacle enchaîne des images plutôt paisibles, un homme au torse nu et aux cheveux très longs prend la pose en longue jupe violette, entouré d’une flopée de chats, avant que l’héroïne ne s’assoit tranquillement, robe relevée à mi cuisse, poursuivant ses scarifications avec un petit rasoir et les désinfectant ensuite avec un tampon d’alcool. « La souffrance m’a donné le courage de l’affirmation » reprend celle, citant Cioran, qui torée avec Dieu. D’où le vin qu’elle boit, le pain qu’elle mange et avec lequel elle essuie ses plaies sanguinolentes, car c’est le sang qu’elle aime, carburant de l’amour, de la vie et de la mort.
Dès lors, seule avec elle-même, devant nous comme auditoire et réceptacle, Lidell se confesse avec sa rage, son impatience, sa folie mais aussi sa détermination à s’insurger. La langue espagnole, violente, rugueuse et sensuelle à la fois, est martelée comme un jet de couteaux qu’elle nous lance à nous, spectateurs imbéciles, admirateurs abrutis, jeunes décerebrés, homosexuels ébahis par la modernité, actrices putains d’un cirque médiatique et mondain, bref, nous y passons tous, bobos adeptes d’un développement durable, bien contents d’être insultés par celle même qui est adulée. Les Français, surtout, enfants gâtés pourris d’une société matérialiste qui honnit Dieu, en prennent pour leur grade, mais c’est pour ensuite s’autoflageller au fil d’un dialogue avec elle-même ou l’auto-dérision est poussée à son paroxysme. Egoïste, méprisante, orgueilleuse, élitiste, elle avoue ses péchés dans ce confessionnal géant constitué des spectateurs.
Femme-enfant, torero christique, figure provocatrice de l’anti-modernité qui fustige la bien pensance et les nouveaux courants de pensée, animée d’une transe hypnotique, mystique, orgasmique pour cracher les tréfonds de son âme sans rien s’interdire, au risque d’énerver, de choquer, de faire se lever un public abasourdi par tant d’excès et d’injustices. De belles images, que ne renierait par le plasticien Romeo Castellucci, calment l’invective, quand elle prend dans ses bras un bel homme à la fois manchot et unijambiste. La passionnaria se mue alors en pieta, la souffrance en amour, toujours désiré, toujours malheureux.
Hélène Kuttner
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