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Avignon 2021, cinquième épisode : “The Sheep Song”, “Une femme en pièces”, “Any Attempt…”, “Mister Tambourine Man” assortis de trois coups de cœur du OFF

Hélène Kuttner 20 juillet 2021
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© Kurt van der Elst

Le collectif flamand FC BERGMAN revient à Avignon pour une fable animalière aussi saisissante que mystérieuse, les acteurs polonais du TR Warszawa nous ravissent dans la pièce tragique de Kata Wéber, les danseurs de Jan Martens explosent dans une création mondiale et Denis Lavant tambourine un opus itinérant et délirant avec Nikolaus Holz. Le Festival IN passe à la vitesse supérieure quand le OFF nous réserve des pépites. Profitons-en avant de les découvrir en tournée !

The Sheep Song

© Kurt van der Elst

Il était une fois un mouton qui rêvait de se dresser sur ses deux pattes arrière. Tout blanc et tout doux, notre ovidé s’ennuyait sec, noyé dans l’anonymat de son troupeau de moutons bruns. A la lueur du jour levant, le voilà donc qui se hisse à l’assaut des humains, de leur cités et de leur rythme effréné, candide chahuté par la violence des hommes, brebis égarée dans un monde plus noir que la laine de ses congénères, et où Dieu prend la figure d’un pape castrateur et vociférant. Les jeunes artistes belges d’Anvers, associés au Toneelhuis, poursuivent donc leur fabuleux travail basé sur les images et les mythes, en jalonnant leur création de références à la Bible et à la peinture de Brueghel et Jérôme Bosch, à la manière d’une bande dessinée où défilent des objets, figures étranges et des bêtes vivantes. L’irruption du réel, avec un vrai troupeau de moutons à la fin et au début du spectacle, un chien loup hurlant, et une vraie cloche d’église qui tambourine au dessus des spectateurs, rend cette fiction médiévale spectaculaire et fantastique, en ce qu’elle percute la temporalité.

Jonas Vermulen, l’exceptionnel acteur-danseur, qui valse et trébuche sur ses sabots, avant d’être transformé chirurgicalement en humain, ne trouve pas plus de bonheur parmi eux, où règne l’indifférence et l’exclusion. Le tapis roulant sur lesquels les personnages défilent en sens inverse vient bloquer le temps, et ni le polichinelle qui se masturbe en riant dans son castelet, ni le Diable nu et si séducteur, le visage voilé de rouge écarlate, ni la femme abandonnant son bébé hurlant, ne viendront assister la solitude de cet hybride ovidé qui devient, avec sa tête d’homme, la figure du Christ portant sa croix et abandonné de tous. Le travail remarquable des acteurs danseurs, la puissance et la beauté des images, le mystère de cette histoire sans morale vient nous nourrir, nous étonner et nous habiter longtemps après en agitant ses questionnements. 

L’Autre Scène du Grand Avignon, 15h

Une femme en pièces

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Voici du grand théâtre, avec cette pièce de Kata Wéber que le cinéaste et metteur en scène hongrois Kornél Mundruczó monte avec les talentueux comédiens polonais du TR Warszawa de Varsovie. Du théâtre donc, mais auquel sont mêlées, au début, des images entièrement filmées, grâce à une scénographie spectaculaire et ingénieuse. Le metteur en scène est surtout connu en Europe pour ses nombreux films, récompensés au Festival de Cannes et de Locarno et dont le dernier, Evolution, vient de concourir dans la sélection cannoise. La pièce raconte la naissance et la mort d’un nouveau né, filmées en direct, puis les effets collatéraux que provoquent cette mort au sein de la famille de la jeune femme dans une seconde partie qui prend place lors d’un dîner de retrouvailles chez la mère. Dans le décor hyper-réaliste d’un appartement, Maja, sublime Justyna Wasilewska, commence à perdre les eaux. Son mari Lars, magnifique Dobromir Dymecki, grand gaillard aux allures de Viking, manque de s’évanouir, mais la jeune femme refuse d’aller à l’hôpital et n’a pas fait tous les examens préparatoires. La sage femme prévue pour l’accouchement ne s’est pas rendue disponible et a envoyé une débutante, mais le bébé ne survit pas.

On ne révélera pas tous les détails de ce drame filmé derrière les murs de l’appartement et visible à l’écran avec une précision incroyable. Le spectateur, ainsi suspendu par l’artifice d’une caméra à la vie d’un couple et à la survie d’un bébé, vibre au rythme cardiaque du nouveau né. Les gros plans sur les visages forment une symphonie d’émotions ou les regards palpitent. Puis, sans s’appesantir sur des détails morbides, la scène de théâtre s’ouvre sur l’appartement de la mère de Maja, recevant 6 mois plus tard ses filles et leurs conjoints. Le deuil, les non dits, les ressentiments à l’égard de Maja, les reproches et projections des uns et des autres vont alors fuser, la vodka aidant, et le poulet à l’orange n’aura qu’à carboniser dans le four. Monika Frajczyk, Magdalena Kuta, Sebastian Pawlak, Marta Scislowicz et Agnieszka Zulewska complètent cette belle distribution dont les hommes, faibles, irresponsables, lâchent peu à peu les femmes, vigies combattantes des pays d’Europe de l’Est au passé autoritaire douloureux et au présent dévoré par le matérialisme, l’égocentrisme et le nationalisme. On pense à Bergman, à Festen, car ce qui se déroule sur la scène est d’un naturel, d’une liberté et d’une précision impressionnants. Savante alchimie entre un directeur et des acteurs de grand talent pour ce spectacle qui nous prend à la gorge et au coeur.

Gymnase du Lycée Aubanel, 18h

Any attempt will end in crushed bodies and shattered bones

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Avec ce spectacle en forme de bombe humaine que le chorégraphe flamand Jan Martens propose avec 17 performeurs et danseurs de tous âges et de toutes cultures, le Festival d’Avignon nous a bien réveillés et cette explosion de corps, de gestes et de musique a maintenu les applaudissements du public durant dix minutes lors de la première mondiale. En piquant le titre de son spectacle au Président chinois Xi Jinping quand, s’adressant aux manifestants de Hong Kong qui réclamaient plus d’indépendance, il déclara que « toute tentative se soldera par des corps broyés et des os brisés », Martens se saisit du politique en travaillant sur les révoltes actuelles en faveur de la démocratie bafouée par des dirigeants autoritaires, de l’écologie, du droit de femmes et de la liberté en tous genres. Son choix musical, de Max  Roach à la poétesse anglaise Kae Tempest, de Górecki à Abbey Lincoln, va dans ce sens et dès le début du spectacle, le célèbre Concerto pour Clavecin et Cordes Op 40, projeté à haut volume, dynamise les corps propulsés sur la scène.

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Une heure et demi donc de bouillonnement physique parfois apoplectique, qui débute le plus étrangement possible par des propositions de solo de chaque danseur, s’exprimant avec son énergie et sa technique personnelle, du gamin de 16 ans à la danseuse de 69, en passant par une flopée d’individus au physiques et au parcours différents. Différents mais semblables par la précision infinie de leur dessin chorégraphique, et par la teinte bleu ciel de leur costume dans des lumières blanches. Chacun écrit son geste sur le sol et sur terre, mais la rage contenue, qui s’exprimera plus tard, est bien là. Et le public le sent, silencieux et ne ratant de ces signatures très personnelles, jeu de bras, torsions hip hop, élégance de la post-modernité américaine, pantomime et regard vibrant. C’est le calme pour l’instant, auquel la musique magistrale et mécanique du clavecin apporte de la violence. Puis vient le collectif, groupe grouillant mais ordonné comme une petite société, organisée mathématiquement autour d’un schéma rigoureux en étoile dont chaque ligne est reliée à l’autre. Les danseurs se frottent, s’animent comme une ruche d’abeilles qui se détachent et font exploser leur miel. La tension est au plus haut et on ne se lasse d’admirer chacun d’eux, les tout jeunes et les déjà quadras, mus par une même énergie, quand soudain le silence s’installe et Martens les rend immobiles dans une chorégraphie marchée. Armée des ombres, armée des hommes, régentée comme dans le Meilleur des Mondes. Kae Tempest chante sa révolte britannique et post Brexit, des bribes d’injures racistes et sexistes, diffusées par les réseaux sociaux, défilent sur le mur. Puis la musique reprend et les danseurs deviennent comme des fous habités par leur poésie personnelle, se vêtant de rouge dans une lumière psychédélique, usant leurs muscles jusqu’aux limites de la nuit. On reste sans voix, les yeux plein d’étoiles.  

Cour du Lycée Saint-Joseph, 22h

Mister Tambourine Man

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Eugène Durif a écrit pour Denis Lavant et Nikolaus Holz un délicieux dialogue entre deux paumés géniaux, que la performeuse et metteuse en scène Karelle Prugnaud présente de manière itinérante dans une vingtaine de lieux autour d’Avignon. Le public est donc convié, dans une salle couverte ou un espace ouvert, à partager la soirée avec deux clowns : un petit, sorte de Laurel écorché par la vie, homme-orchestre accroché à son tuba et à son accordéon, planqué sous une pelisse millénaire, Monsieur Loyal intarissable et hâbleur (Denis Lavant); un grand, Hardy, mélancolique échalas au corps élastique, roi de la jongle de verres, qui disparaît derrière son comptoir à tout bout de champs, avant de renverser un piano pour y jouer du Chopin (Nikolaus Holz). Et c’est un régal pour petits et très grands, face à eux ou attablés avec un verre sur la scène, de voir ces deux énergumènes, parmi le capharnaüm d’une salle de bistrot empli d’objets, faire les pitres avec une inventivité, une cocasserie et un talent hors pair. Entre En attendant Godot de Beckett, et le cinéma excessif de Frederico Fellini, Eugène Durif, les comédiens circassiens et le metteur en scène tricotent un joyeux délire en forme de fête poétique et burlesque. On est soufflé par cette énergie, ce savoir-faire et cette inventivité, on rit beaucoup. Un vrai moment de  bonheur à partager.

Programme des lieux sur le site du Festival d’Avignon et tournée

Coups de coeur du Festival OFF

Premier Amour

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Un grand acteur incarne l’un des premiers écrits d’un grand auteur. Jean-Quentin Châtelain revient à Avignon avec un texte qu’il avait incarné sous la direction de Jean-Michel Meyer il y a plus de vingt ans. Largement autobiographique, ce monologue de l’Irlandais Samuel Beckett a été écrit en 1945 pour la première fois en français, alors que ce dernier était réfugié, durant la guerre, dans le Vaucluse. Il raconte, dans un français précis, truffé de tournures choisies et d’un vocabulaire varié, du plus cru au plus soutenu, une rencontre avec une jeune fille sur un banc, alors que le narrateur, à la mort de son père, errait sans abri. Sans aucune musique ni décor hormis un robuste fauteuil de bureau en bois, le comédien en costume sombre et coiffé d’un chapeau noir habite littéralement la prose de Beckett, comme on habiterait une maison. Les mots, cocasses, insolents, absurdes, cruels, dérangeants, trahissent un mal être et une solitude infinie, que seuls le désir charnel et la chaleur d’une épaule viennent réchauffer. L’acteur nous raconte tout simplement cette histoire d’une banalité et d’une laideur effrayantes, mais avec une gaieté dans le regard et une moquerie dans le sourire, qui rendent la situation grotesque et fascinante. L’amour tracé dans de la bouse de vache, pour une fiancée qui louche et vit de la prostitution, c’est assez pour un pauvre jeune homme qui se doit d’abriter sa compagne durant les averses glacées de l’hiver. Rarement un auteur, dont on reproche souvent l’abstraction, n’aura autant fouillé la crudité et la cruauté du ressenti et du destin humain, à contre-courant de toute morale. Un bijou.

Théâtre des Halles, 11h

Les fous ne sont plus ce qu’ils étaient

©Ofgda

Quelle bonne idée que de réunir, dans un même spectacle, l’acteur caméléon, ex-pensionnaire de la Comédie Française, Elliot Jenicot, et son auteur de prédilection, belge lui aussi, génial musicien des mots aujourd’hui disparu, Raymond Devos ! La rencontre entre ces deux artistes, Jenicot athlétique et filiforme, la rose rouge de cabaret entre les mains, et le fantôme de Raymond Devos, carrure de rugbyman sur le retour, imposant de présence charnelle et de joie spirituelle, vaut le détour. Mais la grande intelligence ici de l’acteur, épaulé dans la création de ce spectacle par Laurence Fabre, est de ne surtout pas imiter Devos. Il nous embarque donc, assis dans un sofa, très sobrement, par son univers très personnel de héros anonyme et propre sur lui, la mèche bien peignée, mais à qui il arrive, subrepticement, par le génie des jeux de mots et de torsion du réel, des aventures totalement délirantes. Dix-huit sketches ont été sélectionnés, de Je me suis fait tout seul à L’Artiste, en passant par A tort ou à raison, Mon chien c’est quelqu’un, etc. L’apparent sérieux de l’acteur, son élégance physique et sa fausse candeur font le lit infernal des histoires les plus folles, que l’imagination débridée de Devos tricote et truffe de cauchemars tragiques. D’un coup, l’acteur Elliot devient le clown Jenicot, le corps se met au diapason de cette folie, les jambes font des claquettes et les yeux jouent à cache-cache, on ne sait plus qui est qui dans cette Danse du fou qui semble tous nous saisir. Les deux derniers sketches, Le suicide spectaculaire et L’artiste propulsent le spectateur dans un saisissant entre-deux qui n’a pas pris une ride aujourd’hui. Un vrai régal !

La Luna, 13h40

Josef Josef

©Wilfrid Fédida

Vous connaissiez le groupe musical Les Yeux Noirs ? Ils deviennent aujourd’hui Josef Josef, dont le spectaculaire violoniste, chanteur et chef de troupe Eric Slabiak présente la dernière création avec Dario Ivkovik à l’accordéon, Franck Anastasio à la guitare, Jérôme Arrighi à la basse et Nicolas Grupp à la batterie. Les bouleversantes mélopées yiddish, la musique tzigane, les rengaines folkloriques des Balkans se métissent de rythmiques jazz et rock et forment un formidable spectacle. Le violon devient le fil conducteur, l’ange frétillant et sautillant qui traverse les siècles, les mémoires, shtetls, camps de déportation et retrouvailles familiales, guidant les autres musiciens qui actualisent ces sonorités en mode mineur, dynamisant et modernisant leur sonorités avec une couleur contemporaine, électronique ou subtilement amplifiée. On pleure, on est ému, on danse, on vibre avec ce melting-pot de Miteleuropa dont tous les musiciens reprennent en chantant les fameux standards. Une composition riche, joyeuse et entraînante, qui nous fait voyager très loin, nous prenant par la main entre les déjà morts et encore vivants, pour continuer à faire vibrer cette fabuleuse mémoire des notes et des mots.

Théâtre du Roi René, 21h50

Hélène Kuttner

 

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