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Avignon 2019, quatrième épisode : des corps en folie !

Hélène Kuttner 20 juillet 2019
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© Christophe Raynaud De Lage / Festival d'Avignon

Le monde désenchanté de Lewis Carroll et Macha Makeïeff avec Lewis versus Alice, celui des corps censurés de Kirill Serebrennikov et du photographe chinois Ren Hang avec Outside, et le chorégraphe Akram Khan qui saisit le diable avec un fulgurant Outwitting the Devil. Trois créations qui jouent avec le feu des dictatures et les corps endiablés d’érotisme et de passion.

Lewis versus Alice de Macha Makeïeff

© Christophe Raynaud De Lage / Festival d’Avignon

Macha Makeïeff défend son Lewis Carroll avec tout le talent et l’imagination qui lui sont propres et réalise un spectacle nourri de rêves, de cauchemars, de créatures animales et hybrides présents dans plusieurs textes de l’auteur, comme Alice au pays des merveilles, De l’autre côté du miroir, La Chasse au Snark, mais aussi de son journal et de ses poèmes. Sur un plateau entièrement noir se dessine une maison trouée de fenêtres médiévales, sans toit, où vont apparaître et disparaître des personnages en fuite ou des religieux anglicans en goguette ou en rang d’oignons. Deux Alice se partagent la scène, l’une française, l’autre anglaise, et le thème du double est le fil conducteur qui se déploie à travers les deux existences de Lewis Carroll et de sa créature Alice dans une profusion d’images, de personnages cocasses et burlesques, d’animaux et de masques, tandis que Rosemary Standley du groupe Moriarty chante de sa voix d’or de belles et poétiques complaintes sur une musique de Clément Griffault. Onirique, acrobatique, humoristique, jouant sur l’opposition entre un monde puritain anglais corseté et la débauche de non-sens et d’absurde de Charles Lutwidge Dodgson, son vrai nom, le spectacle laisse tout de même le spectateur s’ennuyer un peu, étourdi par cette profusion esthétique, mais pas assez captivé par une vraie histoire. Ce sont les limites d’un projet qui, à force de multiplier les pistes, semble se vider de sa substance malgré l’excellence des interprètes et la lumière signée Jean Bellorini.

La Fabrica jusqu’au 22 juillet puis au TGP à Saint-Denis en septembre

Outside de Kirill Serebrennikov 

© Christophe Raynaud De Lage / Festival d’Avignon

C’est l’un des spectacles les plus attendus du festival car le metteur en scène et réalisateur russe Kirill Serebrennikov est détenu dans son pays avec interdiction de quitter le territoire, accusé par le pouvoir de détournement de fonds au profit de sa compagnie de théâtre. Il n’est plus confiné dans son appartement mais a transmis les indications de sa mise en scène par Skype. Outside raconte sa difficulté de vivre et de créer, en miroir de celle du photographe chinois Ren Hang qui s’est suicidé à l’âge de 29 ans. Érotiques, provocantes, audacieuses et esthétiquement superbes, ses photographies mettent en scène des corps nus, masculins et féminins, jouant avec des poses incroyables, des fleurs et des oiseaux. La finesse du grain de peau, la ligne des corps ployés comme des joncs font de cet artiste poursuivi par la censure chinoise un artiste héroïque mort trop tôt. Les corps sont d’ailleurs à la fête dans la performance hyper maîtrisée du Russe qui se raconte par l’intermédiaire d’un acteur chanteur, avec dans son dos l’ombre omniprésente de son frère Ren Hang qui lui donne une inspiration jaillissante. L’homosexualité, poursuivie par les pouvoirs russe et chinois, est la trame tendre et ardente d’un spectacle qui procède en même temps du cabaret provocant, de la boîte de nuit gay, de la composition photographique avec fleurs dans les fesses ou dans la bouche, postures acrobatiques et gymnastique du travestissement scénique. La vitalité, la jeunesse, l’esthétique, l’humour ne vont pas sans la douceur et la tendresse, même si certains passages flirtent trop avec le cliché et l’anecdotique. Ça chante, ça danse, ça rit, comme une explosion de joie et de mauvais goût, par moments, en forme de catharsis. Comme si la joie, la beauté des corps étaient plus puissantes que la mort et la répression. Un théâtre d’images et de récits intimes, dans le béton des villes carnassières. Pour faire hurler les cœurs.

L’Autre Scène du Grand Avignon-Védène jusqu’au 23 juillet

Outwitting the Devil d’Akram Khan

C’est pour nous le choc du Festival d’Avignon. Un spectacle qui commence comme un crépuscule et qui se poursuit comme une tornade dévastatrice, un raz-de-marée immémorial dont la danse sauvage, féroce, animale s’inscrit sur une partition musicale tellurique, rythmée par l’enfer des sensations. Les interprètes de cette performance particulière, qui plonge le spectateur dans un abîme de merveilleux et de diabolique, faisant appel à notre inconscient et à nos histoires profondes, sont au-delà de l’engagement. Dominique Petit a 68 ans et côtoie des danseurs plus jeunes de toutes nationalités d’Asie et d’Europe. Pour décor, un rectangle clair posé sur le noir du plateau, recouvert comme un damier de pierres brunes et rectangulaires, tombes, morceaux de vie, où déboulent, glissant sur le sol comme des poissons, rampant sur les pierres comme des lézards, des êtres au visage plissé par le temps, au torse strié des ombres de la vieillesse. Comme dans un conte d’un autre temps, les vieux sont les sages à longue barbe et les jeunes au corps d’enfant frémissent, se terrent ou explosent de vie et de désir. Le diable en personne, qui nous représente, cupides et envieux, s’insinue en serpent dans la société où le vice agit. Luttes entre le Bien et le Mal, rivalités masculines dont la fiancée est le lot à échanger, scènes de protection, d’amour, de déchirement ou de dévotion qui s’enchaînent alors que la bande-son nous saisit avec ses basses atomiques. On est scotché, abasourdi d’admiration et de stupeur devant la performance hallucinante des corps à la morphologie élastique, qui dissocient le moindre orteil, roulent des yeux et tirent la langue, grimacent telles des sorcières tragiques et ridicules à la fois. Où est-on ? Dans l’enfer ou la Cour d’honneur ? Chez Goya ou Rembrandt ? Dans L’Épopée de Gilgamesh ou La Cène de Vinci ? Seule une danseuse indienne, en robe d’apparat orange, se détache majestueusement de la cérémonie sacrificielle. Un moment de danse, de musique et de texte – en français – éblouissant de puissance et de gravité, d’une perfection absolue.

Cour d’honneur du Palais des Papes, puis Théâtre de la Ville du 11 au 20 septembre 

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