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Avignon 2019, premier épisode : épopées en tous genres dans le IN et coups de coeur du OFF

Hélène Kuttner 7 juillet 2019
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(c) Christophe Raynaud De Lage / Festival d'Avignon

En ouverture du 73è Festival d’Avignon, l’auteur et metteur en scène Pascal Rambert crée « Architecture » , une saga familiale et historique sur trente ans portée par un casting éblouissant, de Jacques Weber à Denis Podalydès, Emmanuelle Béart et Anne Brochet. La Brésilienne Christianne Jatahy poursuit son épopée homérique avec « Le présent qui déborde », un voyage filmé parcouru de témoignages d’exilés où le théâtre a pratiquement disparu, et Maëlle Poésy nous plonge « Sous d’autres cieux », l’Enéïde réécrite par Kevin Keiss et incarnée par une bande de jeunes acteurs et danseurs formidables. Sans oublier les coups de coeur du OFF !

« Architecture » de Pascal Rambert

(c) Christophe Raynaud De Lage / Festival d’Avignon

Pascal Rambert écrit pour des acteurs des spectacles qui tournent à travers le monde, explorent la profondeur de l’intime dans les névroses du couple, de la famille, des frères et soeurs. Souvent brillants, « Clôture de l’amour », «Soeurs », « Répétition » ou « Actrice » taillaient dans le vif la chair des relations entre deux êtres, joutes verbales aiguisées comme des couteaux saignés de mots et de formules assassines, monologues vertigineux. On retrouve ce talent de rhéteur dans cette création, mais le projet d’une saga familiale à dix personnages, évoluant sur trente années de 1911 jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale, vers 1938, mêlant les saillies de l’intime et de l’historique, pêche par excès de verbe, de monologues, de discours enflammés. Le spectateur finit par être perdu, incapable de se raccrocher à l’intérêt de l’intrigue. Sur l’immense plateau du Palais des Papes, des chaises et une table de style Biedermeyer, et beaucoup de blanc. Celui des costumes, dignes de la « Cerisaie » de Tchekhov, drapés de lin et de coton élégants, costumes trois pièces et robes dignes d’une bourgeoisie viennoise en villégiature dans les Balkans. Jacques Weber est un grand architecte, un père de famille exigeant et démoniaque qui exige tout de ses enfants, élevés dans une profusion d’art et de culture classique. Il ne supporte pas l’art « dégénéré » de son fils compositeur (Denis Podalydès) ni la femme de ce dernier, malade d’hystérie (Audrey Bonnet). Pire, son aîné, Stanislas Nordey, se prend pour un grand philosophe (Wittgenstein) et se moque ouvertement de lui pendant une remise de médaille. Quant à ses deux filles, elles sont toutes deux affublées de garçons névrosés et narcissiques : Emmanuelle Béart, psychiatre frustrée, est l’épouse d’Arthur Nauzyciel, militaire prêt à faire la guerre, et Anne Brochet, éthologue, s’abîme dans l’instabilité nerveuse de Laurent Poitrenaux. On l’aura compris, la grande Histoire, boucherie de 14-18, attentat de Sarajevo, entre deux guerres vengeresses et montée des nationalismes, irrigue les histoires de famille et de couples déchirés: la haine d’un père monstrueux est le moteur d’une décomposition familiale à la Ibsen ou à la Visconti (« Le Guépard »), avec une violence bégayante qu’on retrouve chez Thomas Bernhard et une flopée de névroses freudiennes magnifiquement décrites par Arthur Schnitzler, grand spécialiste de l’élite viennoise. Les comédiens, dont Marie-Sophie Ferdane, la jeune épouse musicienne, sont engagés de manière très forte dans cette ode au langage, sans vidéo, sans musique assourdissante. Reste un spectacle trop long et bavard, dont l’intrigue ressemble à un puzzle trop formel.

Cour d’Honneur du Palais des Papes à 21h30, jusqu’au 13 juillet puis tournée

« Le Présent qui déborde » de Christiane Jatahy 

(c) Christophe Raynaud De Lage / Festival d’Avignon

Christiane Jatahy, dont on a découvert le travail transgressif avec un formidable « Mademoiselle Julie » au Cent-Quatre, poursuit depuis quelques années une déconstruction de l’espace scénique en y insufflant du cinéma, filmé en direct ou en différé, comme dans « La Règle du Jeu » tourné à la Comédie Française ou « Notre Odyssée » à l’Odéon qui surfait sur la frontière intime d’Ulysse et de Pénélope, par des allers et retours entre la mythologie grecque et l’actualité récente des réfugiés. Poursuivant ce dyptique sur Homère, elle a décidé de parcourir le monde, comme Ulysse, à la recherche d’exilés qui ont perdu leur terre natale. Pour ce faire, elle a réalisé un film en interrogeant des réfugiés à Jénine en Palestine, au Liban, en Afrique du Sud et au Brésil, où elle même, personnage de son spectacle, y a perdu son grand-père dans un prétendu accident d’avion durant la dictature de Salazar. « Nous sommes tous des Ulysse et des Pénélope » clament ces jeunes acteurs belges, palestiniens, syriens, sud-africains ou Indiens d’Amazonie, déplacés, exilés ou réfugiés à cause d’un pouvoir politique oppressif. Du coup, c’est par l’image, les récits de vie, les gros plans, que le spectateur est embarqué dans cette Odyssée cinématographique, prisonnier lui aussi de cet écran qui bouleverse naturellement les émotions, oubliant le théâtre et l’incarnation qui ne revient qu’à travers les quelques témoignages réalistes des exilés prennent la parole parmi le public assis. Dans cette inversion des codes de la représentation, l’écran remplace la scène, les acteurs sont les « vrais personnages » qui mêlent la mythologie à leur réalité, comme l’est Christiane Jatahy, personnage réel d’un Brésil qui bascule aujourd’hui dans un pouvoir militaire. Si l’intention de Jatahy est généreuse, bienveillante, il reste difficile, dans ce maëlstrom émotionnel qui abolit les frontières, d’échapper à une dictature de l’image et de la pensée.

Gymnase du Lycée Aubanel à 18h, jusqu’au 12 juillet puis en tournée

« Sous d’autres cieux » de Maëlle Poésy

(c) Jean-Louis Fernandez

Ce sont les six premiers chants de l’Enéide qui sont à la base de cette création dans une adaptation littéraire lumineuse et limpide de Kevin Keiss. Maëlle Poésy, qui forme avec Kevin Keiss un duo artistique fécond et engagé, retrace la première partie de l’épopée d’Enée, l’Odyssée, quand après la chute de Troie il est contraint à l’exil, son père sur les épaules, et qu’il parcourt terres et mers en apatride. La rencontre avec l’envoûtante Didon, sa fuite sur une mer agitée avec des compagnons de fortune, dans les iles grecques, puis en Italie après avoir retrouvé son père mort aux Enfers, sont autant d’étapes qui marquent l’errance douloureuse de ce parcours initiatique qui le conduira à la naissance de Rome. Sur un plateau couvert de terre noire, huit comédiens déboulent avec une énergie impressionnante pour se lancer dans une danse aux pulsations vitales, tectoniques, dans la lignée du chorégraphe israélien Hofesh Schechter. Cet intermède dansé, d’une énergie redoutable, agira comme une pulsation régulière dans le spectacle, comme pour incarner charnellement la rythmique des vers sublimes de Virgile. Les comédiens disent d’ailleurs le texte dans des langues différentes, français, espagnol, farsi ou italien, ce qui ajoute à l’étonnement, à la poésie du texte. Ils sont formidables, ces jeunes comédiens, gracieux, engagés, dont Anchise, le père d’Enée, Philippe Noël, vibrant de tendresse, est le plus âgé. Malgré quelques longueurs un peu trop didactiques, voici une Odyssée séduisante et captivante.

Cloître des Carmes à 22h, jusqu’au 14 juillet puis en tournée

« Orphelins » de Dennis Kelly

© Virginie Meigné

Comment parler du réel sans pathos, dans le plaisir du jeu, au coeur même du public assis autour d’un plateau baigné de lumière ? C’est le pari d’une jeune compagnie de Caen, « La Cohue », qui présente une pièce de Denis Kelly, l’un des auteurs vivants les plus joués actuellement. L’histoire d’un jeune couple, Danny et Helen, qui voient soudain débarquer, entre le fromage et le dessert, le frère de la jeune femme, Liam, couvert de sang, tremblant, hagard et fébrile. D’où vient Liam ? A-t il secouru un homme blessé, comme il l’affirme ? Pourquoi ne pas appeler la police pour lui porter secours, comme le suggère Danny ? Non-dits, secrets, violence contenue, liens familiaux, honte, l’intrigue bâtie comme un polar déroule la frontière morcelée entre le bien et le mal, les bons et les méchants, dans un quartier populaire d’une ville anglaise. Julien Girard et Céline Ohrel, mis en scène par Martin Legros qui joue Liam et Sophie Lebrun qui ponctue les scènes avec les didascalies sont formidables d’engagement et de sincérité dans un spectacle fin et puissant, qui révèle la part de monstruosité présente en chacun de nous.

Théâtre 11 Gilgamesh Belleville, à 20h35

« Papa, maman, Staline et moi » de Mark Rozovsky

©Nadya_Pyastolova

Quel beau moment de théâtre ! Quelle fabuleuse partition pour des acteurs que ce récit de vie qui mêle la petite et la grande histoire, celle du stalinisme qui a broyé la vie de millions de personnes et de familles qui se sont lancés, corps et âme, dans une idéologie libératrice, masquant son lot de répressions et de tortures ! Mark Rozovsky, aujourd’hui l’un des metteurs en scènes et scénaristes les plus talentueux en Russie, fut le petit garçon dont le père, soupçonné de trahison, fut dénoncé et arrêté par la police de Staline. Grande gueule, jovial et bienheureux, ce père, russe et juif, marié à une russe d’origine grecque orthodoxe, croyait dur comme fer en l’édification d’un régime politique nouveau, égalitaire, qui apporterait à tous le bonheur. Arrêté et jeté en prison pour des fausses accusations, il a toujours refusé, malgré les privations, les sommations et la torture, d’avouer des crimes qu’il n’avait pas commis. Des années plus tard, après avoir été libéré et broyé par le système concentrationnaire, il peinera à retrouver sa femme et sa famille, en partie décomposée. Mark Rozovsky a raconté dans un formidable récit cette vie détruite, à travers les voix de son père, de sa mère et du jeune garçon qui devait s’élever dans cette absence. C’est cette pièce, grave et drôle à la fois, pleine de rebondissements, de suspense et d’absurdité, qui est interprétée de manière magistrale, avec juste une table et une chaise, quelques archives projetées, par sept acteurs russes qui jouent onze personnages. Ils sont éblouissants de sincérité et de justesse, ces comédiens qui nous racontent cette histoire magnifique et banale à la fois, projetant du plateau des météorites de vérité et d’amour dans une société où le mensonge étouffait la vie comme une couvercle de plomb. A découvrir de toute urgence !

Théâtre du Chien qui fume, à 14h

   

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